Muhammad Yunus est un homme d'affaires. L'entreprise privée ne l'effraie pas. Pas plus que le mot « profit », ni même « capitalisme ». Le « banquier des pauvres » exige toutefois que 100 % des profits d'une entreprise soient réinvestis au sein même de celle-ci. Pour le père du microcrédit, tout projet d'affaires doit régler des problèmes.Le prix Nobel de la paix 2006 appelle ça « social business ». Gestion a pu s'entretenir avec le fondateur de la Grameen Bank, de passage à HEC Montréal.

Muhammad Yunus de passage à HEC Montréal en juin 2016

Muhammad Yunus de passage à HEC Montréal en juin 2016


Plus de 250 millions de personnes ont pu s’extirper de la pauvreté en créant leur entreprise grâce au microcrédit. N’estimez-vous pas par ailleurs qu’aussi longtemps que les multinationales recourront aux paradis fiscaux pour éviter de payer de l’impôt le problème restera entier?

Les Panama Papers ne sont pas une révélation... On savait ce qui se passait là-bas ou ailleurs. Ces paradis fiscaux sont un indicateur de la concentration de la richesse. En réalité, 99 % de la richesse mondiale y est cachée. Seule 1 % de la population en bénéficie. Et cette situation s'aggrave. Il faut donc complètement changer le système. Imaginez, la moitié des êtres humains doit se contenter d'une fraction de 1 %. Pensez aux 25 % les plus démunis, ceux-là ont droit à une fraction d'une fraction de ce même 1 %. Pendant ce temps, il y a des ultraprivilégiés qui s'enrichissent sans même avoir besoin de travailler.

Que proposez-vous alors?

Redéfinir le terme « affaires ». En affaires, la théorie dit qu'il faut faire le maximum de « profits ». Résultat, faire de l'argent est devenu une passion. Certains ne pensent qu'à ça. Ils développent une dépendance, un peu comme des robots agressifs. Or, je crois que les théoriciens se trompent quand ils disent que l'être humain est fondamentalement égoïste. L'être humain n'est pas un robot, mais une entité multidimensionnelle dotée d’un immense pouvoir créatif. Il y a certes de l'égoïsme chez lui, mais il y a aussi de l'altruisme. Pourquoi l'altruisme n'aurait-il pas sa place en affaires?

Mais une entreprise « altruiste » peut-elle vraiment être prospère?

Oui, les social business, rendues possibles grâce au microcrédit, sont rentables comme les autres entreprises. Il s'agit bien d'entreprises. Les profits générés ne vont cependant pas aux actionnaires. Ils reviennent plutôt à la compagnie elle-même. Nous nous versons des salaires, nous engrangeons des profits, mais ceux-ci ne sont pas destinés à une seule personne ou à une poignée de dirigeants, ils sont plutôt réinvestis à 100 % dans l'entreprise, car la mission d’une social business est de résoudre des problèmes.

Que pensez-vous des soi-disant entreprises d'« économie de partage », au marketing léché et au vernis technologique, comme AirBnb (valorisée à 20 milliards $) ou Uber (valorisée à 70 milliards $)?

Il y a deux types d'entreprises : celles qui veulent engranger des profits et… celles qui pensent à autre chose! Les premières se disent qu'elles ne violent aucune loi. Elles se sentent à l'aise conceptuellement. Je pense plutôt que nous pouvons exprimer notre altruisme en affaires en réglant les problèmes auxquels les hommes sont confrontés. Aujourd'hui, il n'y a pas d'autre solution. Si vous voulez vous lancer en affaires, vous devez y aller pour faire de l'argent. Soit vous y allez pour en faire vous-même, soit vous y allez pour enrichir quelqu'un d'autre. Celui qui fait de l'argent aujourd'hui est un outil de concentration de la richesse. Son employé, qui doit travailler pour vivre, devient bien malgré lui un mercenaire.

A-t-on le choix? Ne faut-il pas avoir un emploi pour vivre?

Je ne le pense pas! L'être humain n'est pas fait pour travailler pour quelqu'un d'autre. Ce n'est pas son destin! Quand l'homme est apparu sur cette planète, il y a des millions d'années, pensez-vous vraiment qu'il envoyait des CV pour se trouver un emploi? Non, il réglait des problèmes. Il chassait. Il se nourrissait. La théorie selon laquelle il faut s'éduquer et se trouver ensuite un emploi est totalement fausse.

Croyez-vous vraiment que la nouvelle génération rêvera d’avoir sa propre entreprise si elle n’a plus la possibilité de s’enrichir personnellement?

Nous ne sommes pas des chercheurs d'emplois, mais des créateurs d'emplois. Le jour où vous acceptez un emploi, votre pouvoir créatif est perdu à jamais. Le but de la vie est de libérer le pouvoir créatif qui habite en chacun de nous. Au lieu de ça, aujourd'hui, les jeunes dans la vingtaine en début de carrière, choisissent de se trouver un emploi. L'emploi est la fin de la créativité. Les employeurs n'ont nullement besoin de votre créativité. Ils veulent des personnes prêtes à suivre les règles.