Article publié dans l'édition Automne 2020 de Gestion

En contexte de crise, il faut être positif, dit-on. Ça va aller… ou pas? Et si c’était plus compliqué qu’il n’y paraît ? La notion de travail émotionnel, peu connue hors des cercles universitaires, est pourtant d’intérêt pour plusieurs employés qui vivent une telle situation dans leur quotidien. En effet, c’est un des angles morts et un des tabous du monde des entreprises.

Qu’est-ce que le travail émotionnel ? Ce concept désigne les efforts que les gens déploient afin de communiquer des émotions qu’ils ne ressentent pas nécessairement dans le but de mieux répondre aux attentes d’autrui. C’est exactement ce que nous faisons lorsque nous parlons à un client désagréable en nous efforçant de sourire ou lorsque nous nous sentons obligés de montrer de l’enthousiasme pour un projet de notre supérieur qui ne nous enchante guère.


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Faire semblant, se composer une attitude et contenir ses émotions, n’est-ce pas un peu ça, la vie en société ? Sans aucun doute, mais les coûts et les répercussions du travail émotionnel sont considérables, tant pour les individus que pour les entreprises. De fait, les clients repèrent assez aisément les employés qui feignent la bonne humeur ou l’empressement, et ils sont moins satisfaits du service reçu lorsqu’ils croient déceler un manque de sincérité1.

Le fait de jouer la comédie, c’est-à-dire d’afficher des émotions attendues alors qu’on ne les ressent pas ou de cacher certaines émotions afin de ne pas être mal perçu dans son milieu de travail, est lié à plusieurs problèmes de santé, dont l’épuisement émotionnel, et contribue à accroître le taux de roulement du personnel dans les entreprises2. Quand on a déjà travaillé dans le service à la clientèle, il suffit de se souvenir de ces clients à l’attitude méprisante avec lesquels on a dû rester poli coûte que coûte pour littéralement bouillir de colère, même si les faits remontent à loin.

Si nous pouvons tolérer le fait de feindre nos émotions de façon occasionnelle lors de nos interactions sociales (avec notre belle-famille à noël, tiens !), c’est nettement plus problématique au boulot dans la mesure où le travail occupe la plus grande partie des heures pendant lesquelles nous sommes réveillés. Ainsi, ce contrôle émotionnel devient extrêmement lourd à porter : il exige une régulation émotionnelle constante et une forte emprise sur nos réactions, ce qui draine toute notre énergie. Notre capital de volonté s’en trouve diminué, voire épuisé. Ainsi, une étude récente a montré un lien entre le travail émotionnel et la consommation excessive d’alcool3. Cette situation occasionne aussi une dissonance cognitive qui consomme énormément d’énergie : c’est le cas, par exemple, lorsqu’on doit manifester de l’enthousiasme devant le nouveau plan stratégique du patron alors qu’on n’y croit pas ! Cet effort risque de créer un sentiment d’inauthenticité ; c’est un peu comme si on mentait.

Simuler… sinon quoi ?

La littérature scientifique offre une solution de rechange beaucoup plus porteuse par rapport au fait de jouer la comédie. Plutôt que d’afficher des émotions non ressenties, nous devrions plutôt, affirment certains experts, travailler en profondeur nos émotions afin de les modifier (un processus appelé deep acting en anglais). Comment y parvient-on ? en prenant du recul ou en élaborant des stratégies de régulation émotionnelle. Un professeur qui se dit : « Je n’ai pas envie d’enseigner aujourd’hui, mais je vais quand même faire preuve d’enthousiasme, car c’est important pour moi » ou un professionnel qui se répète : « Je devrais remettre mon col- lègue à sa place, mais je fais le choix conscient et pleinement assumé de ne pas aller dans cette direction » sont de bons exemples de gens qui mettent en pratique des outils de régulation émotionnelle. Une autre stratégie consiste à réévaluer la gravité de la situation, par exemple en se demandant ceci : qui est vraiment détestable avec moi aujourd’hui, tous mes collègues ou un seul membre de mon équipe?

La véritable liberté ne consiste pas à se laisser emporter par la vague de nos émotions mais à les observer à la lumière de nos propres valeurs, de nos principes de vie et de nos intentions. Lorsque nous avons recours à cette approche, les résultats sont nettement plus positifs. Cette stratégie a notamment pour effet de diminuer l’intention de certains employés de quitter leur entreprise. Une méta-analyse a également montré une relation positive entre cette technique et la satisfaction de la clientèle4.

Une culture d’entreprise saine

Si les stratégies de travail émotionnel, qu’elles soient en surface ou en profondeur, font toujours partie du quotidien du personnel à divers degrés, il convient également d’en reconnaître les limites. Les gestionnaires ont tout intérêt à instaurer un climat qui contribue à réduire la charge de travail émotionnel. La littérature scientifique nous signale l’importance de la qualité du leadership à cet égard; les leaders humbles et au service des autres inspirent confiance et sont en mesure de créer des environnements de travail aptes à réduire les effets négatifs du travail émotionnel5. Lorsque les entreprises sont fondées sur des valeurs qui correspondent à celles de leur personnel et ont un sens de l’éthique sincère et non équivoque, les problèmes liés au travail émotionnel s’en trouvent diminués d’autant. La réalité nous rattrape toujours, même intérieurement : l’enthousiasme et le bien-être, ça ne se commande pas!


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Alors, votre équipe est-elle vraiment enthousiaste par les temps qui courent… ou joue-t-elle la comédie ? Pour le savoir, remplissez le questionnaire en cliquant sur le lien suivant.


Notes

1 Groth, M., Hennig-Thurau, T., et Walsh, G., « Customer reactions to emotional labor: the roles of employee acting strategies and customer detection accuracy », Academy of Management Journal, vol. 52, n° 5, octobre 2009, p. 958-974.

2 Chau, S. L., Dahling, J. J., Levy, P. E., et Diefendorff, J. M., « A predictive study of emotional labor and turnover », Journal of Organizational Behavior, vol. 30, n° 8, novembre 2009, p. 1151-1163.

3 Grandey, A. A., Frone, M. R., Melloy, R. C., et Sayre, G. M., « When are fakers also drinkers? A self-control view of emotional labor and alcohol consumption among U.S. service workers », Journal of Occupational Health Psychology, vol. 24, n° 4, mars 2019, p. 482-497.

4 Hülsheger, U. R., et Schewe, A. F., « On the costs and benefits of emotional labor: A meta-analysis of three decades of research », Journal of Occupational Health Psychology, vol. 16, n° 3, juillet 2011, p. 361-389.

5 Zhou, J., et Li, Y., « The role of leader’s humility in facilitating frontline employees’ deep acting and turnover: The moderating role of perceived customer-oriented climate », Journal of Leadership & Organizational Studies (article en ligne), vol. 25, n° 3, janvier 2018, p. 353-367.