Quel est le lien entre l’anthropologie, les véhicules autonomes et la gestion ? Melissa Cefkin, tout simplement. Cette anthropologue de renom, aujourd’hui chercheuse et directrice principale pour le Nissan Research Center, s’est entretenue avec Gestion. 

Introduite à l’anthropologie dès l’âge de 15 ans, Melissa Cefkin a aussitôt été charmée par l’interdisciplinarité de ce domaine. Mais comment cette fille de professeur prédisposée à une carrière universitaire, dont la thèse portait sur le folklore, la danse, les politiques et la formation de l’identité chez les jeunes adultes turcs, en est-elle venue à diriger une des équipes de recherche spécialisées dans la conception de véhicules autonomes pour Nissan, aux côtés d’ingénieurs, d’informaticiens et de roboticiens ?

Cette anthropologue atypique, qui a aussi travaillé pour IBM, Sapient et l’Institution for Research on Learning (Californie), en est la première étonnée.

Melissa Cefkin s’est entretenue avec Gestion pour discuter de la place des anthropologues et des ethnographes dans le monde des affaires. Voici des extraits traduits de cette entrevue.

Alors que vous étiez destinée à une carrière universitaire, vous vous êtes plutôt orientée vers le travail en entreprise. Pourquoi ?

Dès la fin de mon doctorat, j’ai été mandatée pour un contrat de recherche en ethnographie au sein d’une grande entreprise. Je n’avais alors jamais imaginé qu’il était possible pour moi d’aller travailler dans le secteur industriel. J’ai trouvé cela très exotique, même davantage que les endroits où j’avais voyagé jusqu’alors !

Le monde des affaires m’a exposée à des choses que je n’aurais pas pu explorer autrement avec ma formation ou en enseignement. Le seul fait de penser que je pouvais jouer un rôle et avoir un effet concret sur les produits, les services et même la vie professionnelle des employés de cette entreprise, ça m’a intriguée et fascinée.

Comment s’est passée la transposition de votre formation dans le cadre d’une entreprise ?

À certains égards, ç’a été difficile et, à d’autres, remarquablement simple. L’approche que nous avons, notre vision du monde et de ce qui nous entoure, ce que nous utilisons pour comprendre, penser et construire, cette partie plus terre à terre de l’anthropologie se transpose facilement en entreprise.

Ce qui a été et demeure vraiment difficile, c’est l’apport d’une réponse satisfaisante à l’analyse. En anthropologie universitaire, nous essayons de construire une compréhension du monde et des gens qui y vivent : nous ne travaillons pas vraiment dans le but de passer immédiatement à l’action. Le développement du savoir est un développement en soi. En entreprise, ce que nous faisons doit répondre à un besoin, ici et maintenant. Les attentes, les moyens et les délais sont différents.

En 2015, Nissan vous a offert de diriger son équipe de recherche spécialisée dans les aspects sociaux et comportementaux de la conception de ses véhicules autonomes. Pourquoi est-il important que des chercheurs plus « humanistes » comme vous en fassent partie ?

Les véhicules occupent une place bien particulière dans nos vies. Pour certaines personnes, une voiture est un marqueur de leur statut social, de leur personnalité et de leurs valeurs. En tant qu’anthropologue, j’estime très intéressant de travailler dans un secteur d’activité où on fait des produits qui forgent l’identité des gens. Par ailleurs, j’ai grandi dans une petite ville universitaire où l’accès à une automobile était presque essentiel à une vie sociale. Prendre part à ce qui se trame à l’heure actuelle dans le domaine des transports est donc très important pour moi.

Nous passons énormément de temps sur la route, professionnellement et personnellement, que ce soit en marchant, en conduisant, en roulant à bicyclette ou en prenant les transports en commun. Nous partageons cela avec plein de gens ; nous avons des interactions particulières avec eux. Nous n’y pensons pas souvent, car ce qui compte avant tout, c’est la destination ou l’activité que nous allons faire à notre arrivée, mais le rôle essentiel que le véhicule joue dans cette action détermine la nature de notre expérience quotidienne.

Il faut aussi se concentrer sur la façon dont les gens vivent les interactions sur la route tout en pensant aux aspects éthique : comment l’automobile doit-elle façonner la sphère publique de notre existence ? Nous devons donc être présents à ce moment précis de la conception des véhicules autonomes justement pour tenir compte de ces considérations éthiques. Lorsque tout aura été conçu et réalisé, il sera trop tard.

Quelle est la place de l’être humain dans la conception de véhicules autonomes ?

Nous créons ces véhicules afin de procurer des bénéfices aux gens, par exemple pour aider les personnes handicapées ou âgées qui ne peuvent pas conduire, pour assurer nos déplacements lorsque nous sommes trop fatigués, etc. Qu’il y ait ou non un conducteur, les véhicules vont continuer à interagir avec les êtres humains, et vice-versa. Nous serons des passagers, nous attendrons qu’ils nous rapportent le matériel dont nous aurons besoin, etc. La différence, c’est que le rôle de l’être humain ne sera pas toujours celui de conducteur.

À mon arrivée chez Nissan, mon équipe et moi avons tout d’abord analysé les interactions entre les conducteurs sur la route ainsi que celles entre les voitures et les piétons, les cyclistes et l’environnement lui-même. Nous espérons utiliser cette information pour « enseigner » aux véhicules autonomes à se comporter comme de bons conducteurs humains.

À partir de notre travail, nous essayons de tirer des leçons clés sur ce qu’un véhicule autonome doit « connaître » et « percevoir » pour ensuite déterminer comment il peut fonctionner de façon logique, évaluer des situations précises et interagir efficacement par rapport à tous ces systèmes de conduite.

Vous travaillez maintenant aux côtés de roboticiens, d’informaticiens et d’ingénieurs. Quels sont vos plus gros défis ?

Il va de soi que nous ne parlons pas le même langage. Les choses qui nous intéressent, ce dont nous nous soucions et ce qui correspond à notre définition du succès divergent à certains égards. Eux considèrent avoir réussi à accomplir quelque chose lorsqu’ils peuvent voir concrètement et rapidement ce qu’ils ont créé et que tout fonctionne. En tant qu’anthropologue, j’estime avoir accompli quelque chose lorsque je parviens à comprendre les gens, leurs réactions et la manière dont certaines choses influencent leur vie.

Nous avons donc des buts différents mais complémentaires, qui nous placent continuellement devant de nouveaux défis. La conjugaison d’enjeux techniques et sociaux représente bien sûr un défi quotidien, mais en fin de compte, c’est ce qui permet à notre travail commun d’avoir un effet concret.

Comment intégrez-vous votre expertise en anthropologie dans votre style de gestion ?

Je fonctionne beaucoup selon le principe de l’observation et de l’écoute. J’essaie de comprendre les non-dits, les dynamiques, de chercher plus loin que ce que je vois et entends. Ça me permet d’évaluer plusieurs angles à la fois. Je pose aussi beaucoup de questions, et je crois d’ailleurs que je rends parfois mon équipe folle ! J’apporte toujours une dimension sociale à un problème : « Avez-vous pensé à ça ? Et à ça ? » J’oscille constamment entre ma perspective plus observatrice d’anthropologue et l’action concrète, ce qui fait partie de ce qu’on exige de tout bon gestionnaire, à mon avis.

Vous êtes engagée depuis 2006 dans le développement d’EPIC1qui fait la promotion de l’ethnographie dans le milieu des affaires. Que représente cet organisme pour vous ?

EPIC est une constellation unique qui regroupe plusieurs communautés de praticiens dans une multitude de domaines : design, affaires, éducation, ethnographie, etc. Puisque je travaille dans une branche non traditionnelle de l’anthropologie, je me sens parfois moins concernée par les regroupements dans ma discipline. EPIC envisage l’anthropologie dans la chaîne de transformation des organisations.

Article publié dans l'édition automne 2017 de Gestion


Notes

Ethnographic Praxis in Industry Conference