La tendance à consommer moins est encore balbutiante, mais ce changement de comportement pourrait avoir d’importantes conséquences pour les organisations qui n’auraient pas su l’appréhender. Stratège auprès de dirigeants depuis plus de 30 ans, Eric Noël nous donne quelques pistes pour mieux comprendre ce courant.

Pilier de notre économie, la consommation des ménages attire toutes les attentions. Soutenue artificiellement par les gouvernements dès les premiers signes d’une crise, stimulée par des rabais omniprésents et le recours à l’endettement, elle rapporte aussi des milliards à l’État en recettes fiscales.

Ce système, qui a fait preuve de résilience au fil du temps, n’en est pas moins à la merci des changements économiques, technologiques et sociodémographiques, dont certains sont déjà en cours. Du retour de l’inflation à l’écoresponsabilité, le prospectiviste Eric Noël a identifié huit facteurs susceptibles de transformer les habitudes des consommateurs et de réduire leurs achats.

«J’ai toujours trouvé que nous étions, en tant qu’économistes, trop concentrés sur le pouvoir d’achat, sans réfléchir au “vouloir d’achat”», explique-t-il. Pourtant, de nouvelles façons de consommer ont le vent en poupe dans nos sociétés, où le bien-être ne se traduit plus nécessairement par un besoin matériel. Et l’arrivée de la pandémie de COVID-19 a permis à tout le monde de sentir les effets d’une certaine frugalité, voire de trouver satisfaction dans la privation.

«La déconsommation n’est plus une hypothèse d’experts en marketing, mais une microtendance économique significative qui pourrait perdurer et s’accentuer», écrivait Eric Noël dans une étude publiée en 2021 en collaboration avec l’Institut du Québec[1]. Un avertissement que les entreprises doivent prendre au sérieux. Si les mécanismes qui sous-tendent notre économie s’enrayent, devrons-nous complètement changer de modèle d’affaires?

Je déconsomme, tu déconsommes...

Le mot déconsommation a récemment fait son entrée dans les dictionnaires. Cette tendance à consommer moins, comme on la définit dans Le Petit Robert, est une réponse directe «à certains excès de nos sociétés modernes».

De fait, selon le Baromètre annuel de l’Observatoire de la consommation responsable publié en novembre dernier, 48% des Québécois affirmaient avoir fréquemment pratiqué la déconsommation en 2021[2]. Un acte souvent perçu comme délibéré, alors que ce n’est pas toujours le cas.

Si renoncer à des biens et services considérés comme inutiles, polluants ou chronophages s’inscrit bien dans ce mouvement, il faut aussi tenir compte de la notion de déconsommation «involontaire», selon Eric Noël. La crise sanitaire et ses confinements en sont l’exemple emblématique, mais cette pratique est plus souvent liée à un manque de moyens financiers.

La fin d’un «âge d’or»

Les premiers propulseurs de la déconsommation qu’il faut garder à l’œil sont de nature économique. Les conditions qui ont longtemps favorisé la consommation nord-américaine et le commerce mondial, à savoir le bas coût des produits importés et le recours au crédit, pourraient éventuellement se détériorer.

Notons tout d’abord le retour de l’inflation, qui grève le budget des ménages depuis plusieurs mois. D’autres pressions inflationnistes risquent également d’apparaître avec la transition vers une économie verte, qui s’accompagnera de nouvelles taxes et de normes plus strictes, avance le stratège.

Après avoir connu «l’âge d’or du crédit», les consommateurs pourraient être propulsés dans une ère de désendettement, croit Eric Noël. Le ratio d’endettement des ménages canadiens a doublé en 30 ans. Si la hausse appréhendée des taux d’intérêt se confirme tout au long de l’année 2022, bon nombre de ménages devront allouer plus d’argent au remboursement de leurs prêts.

La crainte du lendemain

Et si les sommes colossales injectées par l’État pendant la pandémie faisaient craindre aux ménages une hausse d’impôt conséquente? Qu’arriverait-il alors si les consommateurs décidaient d’économiser plutôt que de dépenser? Ce cas de figure, qui reflète la théorie dite de Ricardo-Barro, est plausible dans le contexte actuel des déficits budgétaires. Le taux d’épargne a d’ailleurs augmenté pendant la crise de 2020 et plusieurs Canadiens affirment vouloir conserver leur bonne habitude dans l’après-pandémie. «Ultimement, je pense que les citoyens seront rattrapés par les excès de générosité gouvernementale», prédit Eric Noël, qui a travaillé pendant 25 ans pour la firme d’études Oxford Analytica.

La COVID-19 n’a pas seulement affecté notre façon de travailler, mais elle a aussi permis aux organisations de porter un regard neuf sur le véritable rôle de leurs employés : quelles personnes se sont démarquées ou se sont effacées durant la crise? La réponse, à l’ère de l’automatisation, pourrait se traduire par une insécurité d’emploi, et fragiliser la consommation.

Des choix citoyens

Non moins importants sont les courants qui traversent la société, reflétant des aspirations ou des engagements citoyens. C’est le cas du mouvement de consommation durable et d’écoresponsabilité, une des plus puissantes forces de déconsommation à court terme.

Produits biologiques ou bons pour la santé, achat local, revente de biens d’occasion : l’engouement est palpable. Kijiji estimait ce marché à plus de 27 milliards de dollars au Canada[3] en 2018, soit un montant presque équivalent aux dépenses des ménages en électricité et en gaz.

L’effet dans son ensemble est toutefois à nuancer, car la demande s’est parfois simplement déplacée vers de nouveaux produits qui correspondent aux priorités ou aux préférences du moment. «Quand j’étais petit, au Québec, toutes les familles achetaient des boissons gazeuses à la caisse, se souvient Eric Noël. Aujourd’hui, mes enfants ont des bouteilles d’eau minérale à saveur de citron, sans sucre.»

Selon le stratège, il n’en demeure pas moins que nous sommes dans une civilisation post-consumériste, où les acheteurs prêtent davantage attention aux valeurs et aux actions des entreprises. La popularité croissante d’indicateurs de bonheur immatériel (comme le fameux indice du bonheur national brut du Bhoutan) et la montée en puissance de la location à court terme, des biens partagés et de l’échange de services en sont quelques-unes des manifestations.

Le temps qui passe

Le désintérêt pour l’accumulation de biens doit aussi être lié à un mal de notre époque : la pauvreté temporelle. Près des trois quarts des Québécois interrogés pour le Baromètre de la consommation responsable disent souhaiter passer plus de temps avec leurs proches ou profiter du moment présent, une fois la pandémie terminée. Loin de se ruer vers les magasins, ils risquent plutôt de remettre en question leurs achats compulsifs et de renoncer à des biens qui exigent… du temps pour les entretenir.

Reste l’enjeu démographique, sans doute le principal défi du Québec. Les plus de 65 ans représenteront un quart de la population en 2030 (dont 618 000 personnes de 80 ans et plus), comparativement à 18,8% en 2018. Eric Noël, qui s’est penché sur la question dans un précédent rapport, y voit à la fois un risque et une occasion pour les commerces locaux. Cela soulève un défi, car les statistiques montrent que les dépenses des aînés, que ce soit par désintérêt, par besoin ou par prudence, tendent à diminuer (sans parler de l’effet hivernal, quand des milliers d’entre eux quittent le Québec pour des cieux plus cléments). Mais il faut également tenir compte des besoins émergents, notamment en matière de santé ou de services partagés, qui risquent de s’intensifier chez cette clientèle. Aux entreprises de savoir répondre à la demande, en adaptant leur offre.

Le dilemme du Vendredi Fou

Mathilde Fays a ouvert sa chocolaterie artisanale en 2011 à Oka. Comme bien des commerçants, elle a longtemps offert des rabais lors du Vendredi fou. En 2021, elle a décidé de mettre fin à cette promotion afin de respecter ses valeurs de consommation raisonnée. L’entrepreneure a donc fait part de son dilemme sur les réseaux sociaux afin de prendre le pouls de sa clientèle. «D’un côté, on s’associe difficilement à une philosophie de surconsommation et on se questionne sur la place qu’une entreprise artisanale comme la nôtre y occupe, écrit-elle. Mais de l’autre, on ne peut pas nier que cela nous amène un achalandage et des ventes considérables, [et s’en] priver est un choix déchirant.»

Elle a, pour l’occasion, proposé de ne pas baisser ses prix, mais de verser 5$ pour chaque commande passée en ligne à l’organisme École-O-Champ, qui éduque les jeunes sur les questions agroalimentaires. Même si ses ventes ont été inférieures à l’année précédente, l’initiative a été bien reçue. L’expérience sera renouvelée en 2022.

La chocolatière et pâtissière Mathilde Fays, qui choisit de petites entreprises comme points de vente et revendique son ancrage dans le terroir, ne voit pas la déconsommation comme une menace. «C’est d’abord profitable aux entreprises locales, qui constituent un marché de proximité ayant des valeurs bien établies», estime-t-elle.

Un choc de croissance

Conjugués, ces facteurs pourraient avoir un effet saisissant sur l’économie, tant la consommation est cruciale : après la crise de 2008-2009, les dépenses des ménages ont assuré 79% de la reprise économique. Eric Noël a soumis le modèle macroéconomique national du Conference Board du Canada à deux scénarios de réduction de la consommation. Une déconsommation de 5% en 2025 ferait chuter le produit intérieur brut du Québec de 2,2%, évalue-t-il. Une déconsommation de 10% en 2030 conduirait à une baisse de 4,5% du PIB.

Un tel choc est peu probable, et la déconsommation ne doit pas être confondue avec le mouvement de la décroissance[4], qui appelle à renoncer à cette quête de croissance économique qui prévaut dans nos sociétés, prévient-il. Il s’agit plutôt d’une «transition dominée par de nouvelles réalités». Cette transformation peut aussi s’accompagner de changements sociétaux bénéfiques, tel un mode de vie plus sain et plus productif.

Prévoir pour s’adapter

Le prospectiviste conseille donc aux entreprises de s’exercer à détecter, parmi les huit facteurs instigateurs de la déconsommation, ceux qui pourraient les affecter, et suggère une dizaine d’actions pour y répondre (voir encadré). On y trouve, en filigrane, trois grands principes : l’innovation (afin de maintenir notamment un contrôle sur les coûts ou le marché), le développement de nouveaux produits en harmonie avec les valeurs sociétales et le bienêtre, et un marketing ciblé.

Par exemple, pour attirer les consommateurs excédés par l’obsolescence, certaines entreprises innoveront réellement. «Elles présenteront leurs produits comme étant plus chers, mais aussi plus durables», mentionne Eric Noël.

Devant le boom du marché de seconde main, des détaillants peuvent également orchestrer la revente des biens achetés chez eux, note-t- il. Lululemon, par exemple, a mis en place un projet pilote en 2021. L’entreprise de Vancouver reprend des produits en bon état en échange d’un bon d’achat, les nettoie puis les revend sur un site associé. En promettant de réinvestir les profits dans ses initiatives de développement durable, elle renforce en même temps son image environnementale.

Entreprises : dix actions pour faire face à la déconsommation

  1. Suivre le consommateur de façon encore plus intensive et pointue afin de détecter des épisodes de déconsommation.
  2. Se concentrer sur l’après-vente et se prémunir du rejet de l’offre lors du prochain achat qui arrivera peut-être moins rapidement.
  3. Privilégier une fabrication et une distribution plus sobres en ressources, en volume et en déchets, branchées sur l’économie circulaire.
  4. Diversifier l’offre ou les marchés pour suivre le déplacement de la demande.
  5. Créer des marchés secondaires de biens usagés.
  6. Faciliter la vie du client en lui permettant de gagner du temps.
  7. Proposer des politiques de rabais ou de financement adaptées aux clients en situation de déconsommation involontaire.
  8. Prévoir des protections contre la hausse du coût des intrants ou l’inflation.
  9. Accélérer les ventes et les investissements internationaux.
  10. Hausser les prix de façon bien calculée, lorsque c’est possible.

Le secret est-il réellement dans le prix?

Les entreprises qui offrent des produits nichés, particulièrement recherchés ou figurant dans un marché relativement protégé de la concurrence mondiale, auraient la marge de manœuvre nécessaire pour augmenter leurs prix. «Au Québec, c’est ce qu’on peut observer dans le secteur de la construction», illustre Eric Noël.

D’autres entreprises devront quant à elles aller chercher de nouveaux clients à l’étranger. Le stratège évoque le cas du fabricant de manteaux Canada Goose, qui a percé le marché de la Chine, et celui de Couche-Tard, qui a multiplié les acquisitions dans le monde.

La solution se trouve parfois aux confins de deux modèles, et il faut trancher, conclut Eric Noël. Dans les prochaines années, certaines organisations devront assurément effectuer un virage à 180 degrés.

Article publié dans l'édition Été 2022 de Gestion 


Notes

[1] Noël, E., «La déconsommation : une microtendance à ne plus négliger» (document en ligne), en collaboration avec l’Institut du Québec, 2021, 68 pages.

[2] «Baromètre de la consommation responsable – Édition spéciale 2021, Vigie Conso COVID-19» (document en ligne), Observatoire de la consommation responsable, 2021, 37 pages

[3] «Des valeurs en évolution au sein de l’économie canadienne – Le 5e indice Kijiji de l’économie de seconde main 2019» (document en ligne), Kijiji Canada, 2019, 24 pages.

[4] Pour explorer le sujet de la décroissance, lire l’article : Abraham, Y.-M., «La croissance ? Objection !», Gestion HEC Montréal, vol. 44, n° 1, printemps 2019, p. 34-37.