Management : rythmer la gestion des changements
2024-12-01
French
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2024-12-06
Management : rythmer la gestion des changements
Management , Stratégie
Dans les périodes de transition, les gestionnaires doivent s’assurer que les individus et les équipes s’adaptent rapidement et aisément aux changements. Le rythme et la séquence de leurs interventions peuvent mener au succès ou à l’échec.
Les changements sont omniprésents dans les milieux de travail. Ils peuvent découler de décisions stratégiques, de modifications règlementaires ou encore, de transformations structurelles. Dans une organisation, cet élément crucial doit être abordé avec beaucoup de doigté afin d’en garantir le succès. Ces évolutions affectent non seulement le rôle et les tâches des individus, mais également la manière dont ils collaborent. Les individus et l’équipe doivent donc s’adapter à une nouvelle réalité, et cela exige l’intervention des gestionnaires.
Mais par qui commencer : les individus ou l’équipe? Elad Sherf, professeur associé de comportement organisationnel à l’Université de Caroline du Nord, à Chapel Hill, estime que trop de gestionnaires se penchent d’emblée sur l’équipe, négligeant les besoins de formation des individus.
L’individu d’abord
«Certains changements sont tellement profonds que l’on doit réapprendre comment travailler, signale-t-il. Ils requièrent de porter une attention particulière aux nouvelles compétences qui seront exigées du travailleur ainsi qu’au nouveau rôle qu’il jouera au sein du groupe, avant de se concentrer sur l’adaptation de l’équipe elle-même.»
Le professeur américain, qui est aussi éditeur associé de la revue Organizational Behavior and Human Decision Processes, illustre ce type de changement dans un article publié dans la revue MIT Sloan Management Review1. Il peut s’agir, par exemple, de l’automatisation de certaines tâches sur une chaîne de production dans une usine, de nouvelles règles de conformité que doivent suivre des comptables ou encore, d’une entreprise qui remplace sa structure fonctionnelle par une structure divisionnelle.
Ces changements exigent souvent des travailleurs qu’ils acquièrent des compétences et atteignent un certain degré de confiance, un élément sur lequel les gestionnaires devraient se concentrer dès le début. Elad Sherf et deux de ses collègues l’ont vérifié dans une étude menée auprès de 116 équipes de production dans une usine chinoise de fabrication de produits électroniques. Ces équipes devaient s’adapter à une série de changements technologiques majeurs qui imposaient l’utilisation de nouveaux outils de travail et l’adoption de processus de production différents.
Environ quatre semaines après que les changements furent mis en place, la productivité de ces équipes avait baissé à 93,82%. En regardant de plus près, le groupe de recherche a toutefois noté que dans les équipes où l’on avait d’abord formé les individus, celles-ci affichaient dès le départ une performance supérieure de 12% par rapport à celles qui s’étaient concentrées sur la coordination du collectif. Deux mois plus tard, elles conservaient un avantage de 11%.
Les résultats indiquent que, dans les organisations qui se tournent rapidement vers l’équipe en escamotant l’étape de la formation individuelle, la transition est plus lente et le niveau de productivité ne revient pas à ce qu’il était avant la perturbation.
«Or, généralement, les organisations introduisent des changements justement parce qu’elles veulent gagner en productivité, souligne Elad Sherf. Donc, comprendre comment devenir plus efficace dans la gestion de ces changements s’avère primordial pour elles.»
Le bon rythme
Pour le professeur, cela signifie que les changements doivent être gérés de manière séquentielle. D’abord, il faut encourager et récompenser la formation et l’acquisition de connaissances pour que les individus puissent maîtriser les nouvelles tâches qui leur sont demandées. Ensuite, il faut travailler sur le collectif afin d’améliorer la collaboration dans les équipes.
Elad Sherf donne l’exemple d’une modification de règlementation qui a donné bien des maux de tête aux entraîneurs de soccer au début des années 1990. La nouvelle règle interdisait aux gardiens de but de prendre avec leurs mains un ballon qui leur était envoyé par un de leurs coéquipiers, une pratique très courante.
Plusieurs entraîneurs ont donc tenté d’améliorer les échanges de ballon entre le gardien et les défenseurs, sans grand succès. D’autres ont plutôt travaillé les capacités individuelles des joueurs avec le ballon, avant de passer à l’étape du travail collectif. Ils ont connu plus de succès, et même développé de nouvelles stratégies. «C’est seulement sur la base de fortes compétences individuelles que l’équipe peut réellement progresser, ce que les gestionnaires semblent trop souvent oublier», déplore-t-il.
Les conclusions du professeur Sherf rejoignent celles de Kevin Johnson, professeur titulaire au Département de management de HEC Montréal, sur au moins un point crucial : l’importance des séquences dans la gestion du changement. Ce dernier estime moins déterminant de savoir si l’on doit commencer par l’individu ou par l’équipe, ce qui revient toujours, selon lui, à se demander qui de la poule ou de l’œuf est venu en premier. «Je vois plutôt la gestion du changement comme un cycle ou une boucle, explique-t-il. Ce qui compte vraiment, c’est comment on rythme et on séquence le parcours des individus et de l’équipe dans un tel contexte.»
Kevin Johnson et des collègues ont publié dans la revue académique Administrative Science Quarterly2 un article qui dresse un parallèle entre la gestion du changement et la musique. Ils ont utilisé trois notions de théorie musicale : la tonalité (c’est-à-dire la note centrale sur laquelle les autres notes se construisent), l’harmonie (formée par des notes jouées simultanément qui produisent des sons harmonieux ou dissonants) et le rythme.
Dans une équipe, tous les apprentissages peuvent être perçus comme des notes différentes. Des combinaisons d’activités d’apprentissage peuvent produire des résultats positifs ou négatifs et affecter la capacité d’innovation. Les résultats sont généralement plus harmonieux quand l’objectif à court terme des activités converge (par exemple, elles concernent toutes l’exploitation). À l’inverse, si on mène en même temps des activités qui touchent différents objectifs (par exemple, l’exploration et l’exploitation), les résultats deviennent plus dissonants. «On doit donc faire attention au rythme et à la séquence des activités qui soutiennent notre gestion du changement», conclut Kevin Johnson, qui est aussi directeur du Centre d’études en transformation des organisations (CÉTO).
Les gestionnaires aux commandes
Le professeur de HEC Montréal précise que la présence de bonnes capacités réflexives et d’un cadre ouvert dans les équipes facilite les transitions lors de changements. «Si les membres peuvent discuter ouvertement, remettre certaines pratiques en question et poser des questions valables, ils comprendront mieux les changements et seront plus susceptibles d’y adhérer», avance-t-il.
Une étude dont les résultats ont paru dans The Journal of Applied Behavioral Science3 en 2023 montre que, durant une période de transition, cette capacité de réflexion individuelle et collective aide au développement d’une vision commune des changements. «Pour que ça fonctionne bien, on a besoin d’individus dont l’expertise est solide et qui détiennent une certaine expérience, poursuit Kevin Johnson. La diversité, notamment d’employés plus anciens et d’autres plus fraichement arrivés dans l’organisation, contribue aussi à des réflexions plus riches sur les changements.»
S’ajoute à cela bien sûr le rôle du gestionnaire, qui se trouve généralement au cœur de la gestion du changement. «L’impact des gestionnaires sur les individus et les équipes est énorme dans la gestion des transitions», soutient le professeur.
Un article que ce dernier a rédigé avec des collègues de HEC Montréal et qui a été publié dans la revue Frontiers in Psychology4 démontre d’ailleurs que l’épuisement émotionnel des gestionnaires peut avoir des répercussions négatives sur une équipe qui traverse une période de changements. Ces gestionnaires ont parfois tendance à sous-estimer leur rôle de leader et à réduire le temps qu’ils investissent auprès de leur équipe, ce qui diminue la sécurité psychologique de l’équipe et affecte sa capacité à s’adapter aux changements de manière positive.
De son côté, Elad Sherf considère que les gestionnaires doivent faire preuve d’adresse dans l’octroi de récompenses ou l’établissement de mesures incitatives favorisant l’acceptation et la réussite des changements.
«Au départ, ces mesures devraient surtout viser l’acquisition de nouvelles compétences et expériences sur le plan individuel, croit-il. Ensuite, de nouvelles mesures viendront valoriser la collaboration entre les membres de l’équipe. Les habiletés du groupe reposent d’abord et avant tout sur les habiletés des individus.»
Article publié dans l’édition Hiver 2025 de Gestion
Notes
1 - Sherf, E. N., Tangirala, S., et Li, A. N., «There actually is an “I” in team», MIT Sloan Management Review, vol. 65, n° 2, 2023, p. 16-18.
2 - Harvey, J.-F., Cromwell, J. R., Johnson, K. et Edmondson, A., «The dynamics of team learning: Harmony and rythm in teamwork arrangements for innovation», Administrative Science Quarterly, vol. 68, n° 3, 2023, p. 601-647.
3 - Groulx, P., Johnson, K., et Harvey, J.-F., «Team readiness to change: Reflexivity, tenure, and vision in play» (article en ligne), The Journal of Applied Behavioral Science, 2023.
4 - Groulx, P., Maisonneuve, F., Harvey, J.-F., et Johnson, K., «The ripple effect of strain in times of change: How manager emotional exhaustion affects team psychological safety and readiness to change», Frontiers in Psychology, vol. 15, 2024, p. 1-10.
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