Illustrateur : Sébastien Thibault

Lorsqu’il est question de productivité, la main-d’œuvre a un rôle déterminant à jouer, car elle peut aussi bien la stimuler que la tirer vers le bas. État des lieux.

La main-d’œuvre représente une composante importante du niveau de productivité d’un pays. Or, les ressources humaines ne sont pas toujours suffisantes, adéquatement formées ou encore disposées à sacrifier leur vie personnelle en augmentant le nombre d’heures travaillées ou en retardant leur départ à la retraite. L’adéquation entre l’offre et les besoins est donc un équilibre qui peut être difficile à trouver.

Par ailleurs, au-delà des facteurs structurels, les tendances en matière d’organisation du travail exercent aussi une pression sur la productivité des entreprises.

Dossier - En quête de productivité

Le poids de la courbe démographique

Ce n’est un secret pour personne : la courbe démographique, le vieillissement de la population et les départs à la retraite ont de lourdes répercussions sur la productivité. Si, à l’instar de la plupart des pays industrialisés, on voyait venir la vague depuis longtemps, on se rend maintenant compte qu’elle frappe durement le Canada. D’ailleurs, bien que la population active ait augmenté de 3,4% entre 2016 et 2021, le taux d’activité, lui, a diminué, passant de 65,2 à 63,7%1.

«Auparavant, l’essor économique était stimulé par la poussée de l’emploi. Pendant plusieurs années, le travail des femmes et celui des employés expérimentés y ont d’ailleurs beaucoup contribué. Mais la situation a changé et sans d’autres sources de main-d’œuvre pour dynamiser la croissance économique, celle-ci stagnera», prévient Pierre-Carl Michaud, professeur titulaire au Département d’économie appliquée de HEC Montréal.

Il souligne, par exemple, que si le taux d’emploi des 55 ans et plus a connu une belle progression depuis le milieu des années 1990, ce n’est plus le cas aujourd’hui, l’élan ayant été brisé par la pandémie. En effet, durant cette période, nombreux sont ceux qui ont décidé de prendre leur retraite plus tôt qu’ils ne le prévoyaient au départ. Même si le taux est pratiquement revenu à son niveau prépandémique, il tourne autour de 35% pour le Canada et de 33% pour le Québec2.

Le facteur démographique est-il nécessairement fatal pour la productivité? Pas selon l’économiste Daron Acemoglu, dont les recherches ont démontré que si les entreprises intègrent robotisation et automatisation, elles contreront les effets délétères du vieillissement de la population. Cependant, au Canada et au Québec, force est de constater qu’historiquement, les entreprises n’investissent pas suffisamment dans les technologies. Elles préfèrent généralement embaucher une main-d’œuvre moins qualifiée et moins coûteuse, ce qui influe sur la productivité de façon négative.

«Dans d’autres pays comme la France et l’Allemagne, on constate qu’il y a une grande volonté d’automatiser les méthodes de production, alors qu’ici, il y a encore de la résistance. Les entreprises canadiennes et québécoises sont lentes à adopter les nouvelles technologies», remarque Pierre-Carl Michaud.

Des investissements nécessaires

On sait depuis longtemps que l’intégration des technologies présente de nombreux avantages. Une récente enquête3 indique d’ailleurs que 83% des organisations interrogées ont constaté que cette opération a entraîné une augmentation de leur productivité. De plus, 79% ont signalé une réduction des tâches répétitives ou à faible valeur ajoutée, et 70% ont noté une diminution des coûts de production.

Le recours à l’automatisation et à la transformation numérique permet également d’atténuer la pénurie de main-d’œuvre spécialisée – un enjeu qui affecterait encore quatre organisations sur cinq4 –, en permettant de transférer les travailleurs affectés à des tâches sans valeur ajoutée vers des postes à plus forte valeur ajoutée.

Pour sa part, Emna Braham, PDG de l’Institut du Québec, remarque que les entreprises québécoises ont pendant longtemps développé leur modèle d’affaires dans un univers où les chercheurs d’emploi se bousculaient. Un marché de l’emploi resserré a cependant changé la donne. «Elles doivent maintenant remplacer leurs employés d’expérience alors que les candidats sont moins nombreux et qu’ils doivent être formés», constate-t-elle.

Or, assurer la productivité dans un contexte d’équipes réduites et de main-d’œuvre moins abondante constitue un défi qu’il faudra pourtant relever, si l’on souhaite soutenir le PIB et maintenir un bon niveau de vie pour la population. «Actuellement, la difficulté, c’est que plusieurs secteurs de l’économie québécoise sont coincés dans un cercle vicieux, car une entreprise moins productive a moins de marge de manœuvre financière pour investir dans les technologies. Ses conditions de travail demeurent donc peu attrayantes, ce qui nuit au recrutement et, au bout du compte, à la productivité», illustre-t-elle.

À l’inverse, si ces organisations réussissaient à offrir des emplois intéressants grâce à des investissements dans les technologies, elles se positionneraient sur des marchés plus rémunérateurs, augmentant alors leur marge bénéficiaire. Par conséquent, leur capacité à investir serait améliorée, ce qui aurait pour effet d’augmenter leur productivité.

Mia Homsy, vice-présidente, Main-d’œuvre et intelligence économique, chez Investissement Québec, souligne qu’en théorie, l’enjeu démographique devrait pourtant avoir un impact positif sur la productivité et même avoir un effet d’électrochoc sur les entreprises en les poussant à investir et à mieux utiliser leur potentiel. «Cela peut constituer une réelle occasion de croissance! Les organisations doivent prendre le virage technologique; en innovant, elles deviendront plus compétitives», dit-elle.

Elle ajoute qu’investir dans la main-d’œuvre par le biais de l’éducation et du développement des compétences est tout aussi déterminant pour stimuler la productivité. Un avis que partage Emna Braham : «Il faut travailler sur le capital humain, car la scolarisation est plus faible au Québec. Cela passe non seulement par la formation continue, mais aussi par celle des gestionnaires et des chefs d’entreprise. Miser sur ces derniers peut aussi constituer une véritable bougie d’allumage pour favoriser l’investissement et le positionnement sur des marchés porteurs et stratégiques», assure-t-elle.

L’immigration est-elle la solution?

Pour contrer la décroissance de la population active et combler le manque de main-d’œuvre, le Canada a beaucoup misé sur l’immigration au cours des dernières années. «Des lobbys d’entreprises ont incité le gouvernement fédéral à adopter des politiques plus accommodantes à cet égard, en particulier pour avoir accès à des travailleurs temporaires à bas salaires. Dans un tel contexte, on comprend que leur motivation à innover et à investir était donc moindre», remarque Pierre-Carl Michaud.

Le professeur demeure également dubitatif à l’égard du projet de vie offert aux personnes qui émigrent dans ces conditions, notamment celles qui détiennent un permis de travail fermé. «L’objectif ultime d’une politique d’immigration devrait être de donner de meilleures chances aux nouveaux arrivants et non pas simplement de boucher des trous dans les postes à pourvoir, alors que, de leur côté, des entreprises n’ont pas fait les investissements nécessaires et ne sont pas prêtes à payer davantage pour la main-d’œuvre», déplore-t-il.

Cela entraîne aussi de grands défis en matière de financement des services publics, des infrastructures et du logement, ce qui, ultimement, apporte de l’eau au moulin des détracteurs de l’immigration.

Au bout du compte, Pierre-Carl Michaud craint que cela n’ait aussi des répercussions négatives à long terme sur la réputation du Canada en matière d’immigration. «De nombreux nouveaux arrivants sont déçus, et des immigrants qui auraient potentiellement constitué un apport précieux pour le pays préféreront à l’avenir opter pour une autre destination», souligne-t-il.

Revoir l’organisation du travail

La façon dont les entreprises abordent l’organisation du travail est aussi un facteur à considérer. À cet égard, la flexibilité, le télétravail et les semaines raccourcies peuvent faire craindre une chute de la productivité. Mia Homsy estime au contraire qu’en accomplissant ses tâches mieux et de façon plus efficace, il est possible de compenser la réduction du nombre d’heures travaillées. Diminuer le temps passé en réunion et investir dans les technologies et la transformation numérique sont quelques-unes des pistes pour y parvenir.

Manon Poirier, directrice générale de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés du Québec, abonde dans le même sens. «L’organisation du travail est un levier important pour optimiser la productivité, quand elle permet de travailler sur les processus et de miser sur les activités à valeur ajoutée. On le voit en Europe, où plusieurs projets-pilotes portant sur la semaine de quatre jours ont été mis en place. Il en va de même chez nous avec les horaires d’été, qui, on le sait, n’ont pas d’impact sur la productivité», dit-elle.

Elle invite toutefois les entreprises à adopter une approche globale et à voir plus loin que le télétravail. «Ce dernier ne devrait constituer qu’une partie de la politique de flexibilité. Il faut développer une réflexion plus approfondie et s’interroger sur les conditions de travail – à distance ou en présentiel – qui permettront d’être plus créatifs et plus innovants. Il faut que faire venir les gens au bureau ait du sens», illustre-t-elle.

Qu’en est-il des nouvelles générations? Vont-elles faire bouger les choses et inciter les organisations à repenser leur offre? Comme le mentionne Manon Poirier, des recherches démontrent qu’il y a peu de différences entre leurs attentes et celles des générations précédentes, mais qu’en revanche, elles accordent une grande importance à l’équilibre entre travail et vie personnelle. «Ces générations acceptent que la ligne soit plus floue entre ces deux mondes, mais elles veulent être en mesure de la gérer et avoir de la latitude à cet égard», mentionne-t-elle.

Elle recommande donc aux gestionnaires de définir de manière très claire leur politique en matière d’embauche, leurs objectifs et leurs attentes. «On peut expliquer que la productivité sera mesurée en termes de livrables et non pas d’heures de présence au travail. Dans les entreprises qui font confiance à leurs employés et qui adoptent des politiques d’autonomie, les résultats sont toujours au rendez-vous», affirme-t-elle, ajoutant que c’est aussi une bonne occasion d’investir dans les compétences de ses travailleurs, notamment en matière de littératie numérique.

Article publié dans l’édition Hiver 2025 de Gestion


Notes

1 - «Emplois au Canada : comprendre les marchés du travail locaux en transformation», Statistique Canada,2022.

2 - «Caractéristiques de la population active selon le groupe d’âge», Statistique Canada, 2024.

3 - «15e baromètre industriel québécois», Sous-traitance industrielle Québec (STIQ), 2024.

4 - Ibid.