Luc de Brabandere : l'homme qui jongle avec les boîtes à penser
2021-07-12
French
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2023-10-02
Luc de Brabandere : l'homme qui jongle avec les boîtes à penser
Article publié dans l'édition Été 2021 de Gestion
Se désignant lui-même comme un philosophe d’entreprise, Luc de Brabandere accompagne les dirigeants dans leur quête de créativité et d’innovation. Point de départ de cette démarche exigeante : distinguer pensée créative et activité d’innovation.
Luc de Brabandere a eu deux vies. La première a été consacrée aux mathématiques et à l’informatique, alors qu’il traçait son chemin dans divers environnements d’entreprise, notamment dans le secteur financier. La seconde, quant à elle, s’est amorcée alors qu’il élaborait une approche philosophique du management, sa curiosité le menant à entreprendre tardivement des études en philosophie à l’Université catholique de Louvain, en Belgique, où il a obtenu son diplôme en 2002. Depuis lors, ce spécialiste des sciences cognitives, fellow du Boston Consulting Group Henderson Institute, fondateur de l’agence Cartoonbase et auteur de près de vingt ouvrages propose la philosophie comme un outil de la rigueur là où on ne peut pas baliser la route avec des chiffres. C’est donc un lieu de plaisirs et de possibles.
La philosophie d’entreprise : voilà un concept intrigant. Qu’est-ce que ça signifie? Et comment êtes-vous arrivé là?
Luc de Brabandere : D’abord, je suis arrivé là parce qu’il n’y a pas de règles! J’ai créé mon chemin. Ensuite, même si je suis passionné de mathématiques, j’ai dû faire le constat selon lequel on gère aisément ce qui est chiffrable, par exemple la comptabilité, l’informatique, les stocks, l’énergie. Cependant, d’autres éléments de l’entreprise ne se chiffrent pas aussi facilement, comme l’éthique, l’image de marque, l’esprit d’équipe, l’ambiance, la proximité du client ou la créativité. Nous sommes très peu équipés pour gérer cela. En ce qui me concerne, la philosophie, c’est l’outil de la rigueur quand il n’y a pas de chiffres. La philosophie, c’est aussi, par rapport aux mathématiques, le niveau d’abstraction supplémentaire, la modélisation là où il n’y a plus de chiffres.
La rigueur en mathématiques, c’est facile, parce que nous avons l’outil que sont les chiffres. Si on convient de 37, on comprend que 38, c’est plus, et que 22, c’est moins. Il y a des repères sur lesquels nous nous accordons. Par contre, si je vous dis : «On va faire un gros effort pour améliorer l’ambiance de l’entreprise», qu’est-ce que ça veut dire?
La philosophie en entreprise serait donc l’outil de la rigueur pour avancer en territoire non chiffrable. De quelle manière?
Un outil rigoureux permettra notamment d’établir des définitions, elles-mêmes balisées par des critères. Une définition, c’est l’idée qu’on se fait de ce qui est souhaitable. Mais il n’y a pas d’absolu dans les définitions.
Descartes dit que la philosophie, c’est le fait d’avoir des idées claires et distinctes. Le métier du philosophe, c’est de clarifier, et je crois que c’est ce que j’essaie de faire. D’ailleurs, pour moi, la philosophie a été une illumination et d’une incroyable utilité dans mon métier de consultant, car je n’ai jamais utilisé les chiffres! Les patrons n’ont pas besoin de chiffres, ils ont besoin de clarification.
Et quand vous arrivez en entreprise, auprès des dirigeants qui vous appellent, vous désirez clarifier deux notions : la créativité et l’innovation. Comment le faites-vous?
De manière assez simple : j’attaque par le changement. La créativité et l’innovation sont inhérentes à toute démarche de changement. Et il y a deux types de changement. Le premier se produit à l’intérieur d’un système dont il respecte les règles; il ne modifie que quelques éléments. Le second, quant à lui, ne respecte plus les règles : il transforme le système lui-même. On peut également dire qu’il y a moyen de changer le monde sans changer sa perception du monde et qu’il y a également moyen de changer sa perception du monde sans pour autant changer le monde.
Prenons par exemple Renault, une entreprise française considérée comme étant très innovante. Elle construit des voitures, encore et encore des voitures, et puis encore d’autres modèles de voitures. Mais plus elle innove, plus il lui est difficile d’être créative et d’imaginer autre chose qu’une voiture. Afin d’innover et de concevoir de nouveaux modèles, l’entreprise fige l’idée qu’elle a d’elle-même : une conceptrice de voitures.
À l’autre extrême, prenons Kodak. Quand j’avais vingt ans, Kodak, c’était Apple : elle était partout, partout! Kodak a tout inventé : la photocopieuse, la photo instantanée, le disque compact et plus encore. Et elle a fait faillite! Pourquoi? Parce qu’elle a eu beaucoup d’idées, de grandes perceptions nouvelles, mais sans réussir à innover.
On peut donc être innovant sans être créatif, et vice-versa?
Oui. On peut être créatif sans innover. On peut aussi être innovant sans créativité. Le défi consiste à être les deux, en trouvant le bon rythme. Si on est créatif tout le temps, on n’a jamais le temps d’innover; par contre, l’innovation en permanence finit par épuiser l’idée.
Pour qu’une idée rapporte de l’argent, il ne faut pas y toucher. Mais comme le monde se transforme et évolue, si je ne change pas d’idée à un certain moment, un jour ou l’autre, elle sera en décalage. En tout cas, elle ne sera plus en harmonie avec les besoins du monde. J’aurai donc besoin d’une autre idée. C’est le moment de la créativité, qui permet de relancer l’innovation. Pour innover, il ne faut pas être créatif, il faut seulement bien travailler : vous fabriquez votre produit en ajustant un peu, et c’est très bien, c’est là que ça rapporte de l’argent. Mais l’innovation finit par s’épuiser, et à ce moment-là, il faut un nouveau regard.
Vous aimez dire que la créativité, c’est changer la boîte, et que l’innovation, c’est travailler avec la boîte existante.
Exactement! Et je déteste particulièrement l’expression «sortir de la boîte» pour deux raisons. La première, c’est que personne ne définit ce qu’est la boîte, et pour un philosophe, c’est en soi énervant. Ensuite, c’est parce que même lorsqu’on a compris ce qu’était la boîte, un produit, quel qu’il soit, ne peut pas être hors d’une boîte. L’idée n’est pas de devoir sortir de la boîte : c’est plutôt de comprendre que la boîte est ancienne et qu’elle ne convient plus.
On en revient au rythme à tenir entre création et innovation. Cela semble simple, mais comment le dirigeant sait-il qu’il est temps de changer de boîte?
Eh bien, ça, c’est l’art de diriger! Imaginons une entreprise parfaite où tout le monde travaille parfaitement. Le dirigeant a deux tâches : réfléchir à la prochaine boîte et réfléchir au moment de la présenter. Le reste, il peut le déléguer.
C’est sa responsabilité, une responsabilité immense et difficile. Une boîte s’épuisera inévitablement. Certaines entreprises disparaîtront parce qu’elles n’auront pas changé de boîte, d’autres, parce qu’elles auront changé de boîte trop tôt.
La pression est forte, en effet. Et comment stimuler la pensée créative, de laquelle émergent de nouvelles boîtes?
Il existe des recettes, bien sûr. Mais là n’est pas le secret. Si vous voulez devenir un bon comptable, la meilleure manière, c’est d’imiter un bon comptable. Ce n’est pas du tout la même chose pour devenir un bon créatif. Ici, il faut libérer ses passions. On peut être créatif de toutes les manières du monde, il n’y a pas une théorie de la créativité comme il existe une science de la comptabilité. La créativité, essentiellement, c’est une démarche de libération.
Par exemple, imaginez que ce soit important que les gens de votre entreprise apprennent le chinois. Comment faites-vous? Il y a mille manières d’apprendre le chinois : en suivant des cours, en utilisant des outils proposés sur Internet, en engageant une gardienne chinoise, en séjournant en Chine pendant quelques mois. Aucune option n’est meilleure que l’autre. Ce qui est primordial, c’est de démontrer l’importance de l’apprentissage du chinois. Quand les gens en seront convaincus, ils trouveront leur méthode. Si on veut que quelqu’un construise un bateau, il ne faut pas lui montrer un tas de planches : il faut lui montrer la mer.
Pour rallier les gens, il faut d’abord qu’il y ait un projet. Beaucoup d’entreprises sont perçues comme des structures. S’il y a bien un truc qui pénalise la créativité, c’est la structure. Mais si on comprend l’importance de la créativité, le reste va s’organiser.
Alors, résumons : l’importance de la créativité, c’est la définition de nouvelles boîtes?
Non. C’est le fait de savoir ce qu’est une boîte ou de s’entendre sur ce qu’est la boîte. Parce qu’une boîte, c’est une représentation du monde, un ensemble d’hypothèses essentielles pour travailler.
Depuis le début, vous insistez sur l’importance de clarifier, de définir. Quelle est l’importance du langage dans tout cela, tout particulièrement dans la créativité?
Immense! Les mots ont une influence sur la manière dont on pense. Lorsqu’on cherche une nouvelle boîte, je crois qu’il est indispensable de changer au moins quelques mots. Je vous donne l’exemple de cette entreprise de champagne qui m’a demandé de l’aide pour trouver de nouvelles approches marketing. Nous avons commencé à travailler et la première journée a été un désastre. Puis, je leur ai demandé de me décrire leur activité commerciale sans utiliser les cinq mots qu’ils emploient habituellement, comme champagne, bouteille, bar, hôtel ou magasin. Ce fut une étape difficile, mais après un moment, quelqu’un a dit le mot fête puis a ajouté ceci : «notre activité consiste à contribuer au succès des fêtes.» Il a fallu quelques secondes à peine pour qu’un autre ajoute ceci : «Une fête réussie repose sur de bons discours.» Nous sommes partis de cette nouvelle conception. C’est de cette manière qu’ils ont réussi à créer un livret de suggestions de discours qui accompagne les bouteilles de champagne. Les consommateurs ont adoré.
On n’a pas changé l’entreprise, mais on a changé la manière dont on en parlait. Champagne et fête, ça ne change rien et ça change tout! Le langage est le vecteur de la pensée et les mots sont essentiels. À mon avis, une nouvelle boîte suppose la recherche de quelques nouveaux mots.
Dans l’expression «pensée créative», je me suis longtemps attardé au mot créative. Je me trompais. Le mot important est plutôt pensée. Il faut d’abord se poser la question suivante : qu’est-ce que penser? La pensée demande un changement de perception. Et c’est le processus en lui-même qui est exigeant.
Il importe donc de nourrir la réflexion?
Oui. Aujourd’hui, si les dirigeants ouvraient un peu la fenêtre et regardaient autour d’eux, ils consacreraient plus de temps à la pensée créative. Parce que finalement, la vraie raison de la créativité, c’est le monde qui change. Ce n’est pas le remue-méninges. Et ce monde qui change doit être accompagné de nouvelles idées. Les dirigeants sont tout petits par rapport au monde, et quand le monde change à ce point-là, de temps en temps, il faut de nouvelles idées, sinon on est largué.