Photo : Martin Girard

Son parcours donne le vertige et impose le respect. À 75 ans, celle qui a été procureure générale du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, juge à la Cour suprême du Canada et haute-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme demeure engagée et énergique. Surtout, Louise Arbour conserve, malgré tout ce qu’elle a observé d’horreurs et de violences, une confiance lucide en l’humanité.

Louise Arbour ne s’attendait pas du tout à parcourir le monde et à épingler des criminels de guerre. En fait, le rêve qui l’animait lorsqu’elle était adolescente était de sortir du couvent, confie-t-elle spontanément. Ce qu’elle a fait à vingt ans. Entre-temps, elle a passé dix années dans un milieu particulièrement homogène. «Que des filles, que des catholiques, et toutes en uniforme. Difficile d’être plus pareilles», lance-t-elle. Se promettant de ne plus jamais porter d’uniforme, elle a pourtant troqué la jupe du couvent contre la toge du tribunal. «Faut le faire», s’exclame la juge en riant. Dans cet univers lisse du tout semblable, Louise Arbour semble avoir développé une certaine allergie au conformisme et aux apparences de perfection. Son profond besoin de diversité sera comblé aux Nations unies. Il s’exprimera, aussi, par ce tempérament at affirmé, empathique et avide de comprendre.

À la limite du cadre

Forcée de suivre des cours de musique, qu’elle détestait, Louise Arbour raconte qu’elle ignorait les appels répétés par les haut-parleurs dans la cour de récréation. «Mademoiselle Arbour est demandée à sa pratique de musique!» Mais moi, je voulais danser à la corde. Alors je me disais : «Tant pis, je n’y vais pas.» Prête à assumer les conséquences, elle acceptait d’être grondée sans se défiler. «Je ne prétextais pas que j’étais aux toilettes ou que je n’avais pas entendu. C’était quand même annoncé dans les haut-parleurs! Je confirmais l’avoir entendu, mais que j’étais occupée à danser à la corde.» Louise Arbour a toujours rejeté l’obéissance aveugle, sans adopter pour autant un comportement de confrontation. Tout de même, l’exercice du pouvoir et ses abus alimenteront la réflexion de l’avocate qu’elle allait devenir.

En rétrospective, elle constate qu’elle a certes évolué à l’intérieur des institutions, mais tout juste à leurs marges. «J’étais à la limite de la jeune fille rangée. Jamais je n’aurais pensé tracer une carrière dans la magistrature et aux Nations unies! Au fond, je croyais que j’étais beaucoup plus rebelle que je ne l’ai été réellement.» Louise Arbour confie qu’elle n’a pas été très critique du système lui-même, car si tel avait été le cas, elle se doute qu’elle aurait peut-être démissionné. Il est heureux qu’elle y soit restée, étant donné le travail accompli.

Arrivée au droit par hasard, n’ayant envoyé sa demande d’admission qu’à une seule université, espérant avec insouciance être refusée pour se donner la bonne conscience de voyager (elle le fera plus tard!), elle trouve sa voie. Intéressée par les affaires publiques, elle est stimulée par ce parfait mélange de grandes questions éthiques et de complexité intellectuelle. Rigoureuse et disciplinée, elle n’aura de cesse de se questionner sur le droit et, en sortant d’une salle d’audience, elle n’hésite jamais à mettre une décision en délibéré pour en évaluer tous les angles. «Tu ne choisis pas de quel côté tu seras et, parfois, le résultat n’est pas celui que tu souhaiterais. Mais lorsque tu commences à rédiger ton raisonnement, si tu réalises que de façon très stricte, ça mène à une injustice, tu peux aider le droit à évoluer. La règle de droit doit se transformer avec la société», explique-t-elle, fière de ce qu’elle a accompli sans toutefois se définir par son appartenance à des institutions. «La Cour suprême du Canada est une institution remarquable. Il faut toutefois se rappeler que chacun n’est qu’un maillon dans la chaîne.»

Le téléphone qui sonne

C’est au droit criminel qu’aspirait la jeune avocate une fois reçue au Barreau. Mais à une époque où il n’y avait pas de femmes juges ou procureures de la Couronne, Louise Arbour, qui avait obtenu des bourses pour poursuivre ses études aux États-Unis, cherchait de quelle manière tracer son chemin. Sans vraiment croire qu’elle serait embauchée, elle répond à une offre d’emploi de clerc à la Cour suprême du Canada. Convoquée en entrevue, elle emprunte la voiture d’un ami pour se rendre à Ottawa. «Je baragouinais à peine l’anglais! Le juge Pigeon, qui s’adressait à moi en français, m’a demandé, en articulant très lentement : “How is your English?” Ce à quoi j’ai répondu : “Good.” Voilà pour le test d’anglais! Et il m’a offert le job sur-le-champ.»

Étonnée, n’ayant absolument pas réfléchi aux conséquences d’être engagée, elle s’organise et s’établit en Ontario. Elle y fondera sa famille et enseignera le droit à l’Osgoode Hall Law School. «Je n’avais jamais pensé enseigner, mais j’ai adoré! En outre, j’ai eu beaucoup de chance, parce qu’après deux ans d’enseignement, on nous offrait l’admission au Barreau de l’Ontario. Quand j’ai reçu la lettre de mon admissibilité, comme je n’avais pas l’intention de pratiquer, ne connaissant pas la common law, j’ai songé à refuser, mais quelqu’un m’a convaincue de saisir l’occasion. Je n’avais même pas de toge pour aller prêter serment», se souvient Louise Arbour en riant. Un mois plus tard, elle était nommée juge à la Cour suprême de l’Ontario, puis à la Cour d’appel, première femme et première francophone à occuper ce poste.

«Il y a eu beaucoup de coïncidences. J’étais compétente, bien sûr, mais je suis arrivée dans des environnements où, quelques années plus tôt, je n’aurais pas eu cette chance. Ça commençait à s’ouvrir pour les femmes, j’étais là au bon moment. La chance est l’ingrédient qu’il faut toujours reconnaître ; autrement, on se donne du crédit pour des choses qu’on ne mérite pas nécessairement», explique simplement Louise Arbour.

Sur sa route, le téléphone a souvent sonné sans qu’elle s’y attende. Ainsi, par un complexe concours de circonstances et d’heureuses rencontres, sa secrétaire est venue un bon matin l’interrompre : Boutros Boutros-Ghali, alors secrétaire général des Nations unies, désirait lui parler. Il lui offrait le poste de procureure en chef au Tribunal pénal international de La Haye, mis sur pied par l’ONU pour juger les crimes commis au Rwanda et en ex-Yougoslavie. Elle n’y connaissait rien, l’aventure semblait risquée et elle était juge à la Cour d’appel, poste dont on ne démissionne pas, tout de même.

Pourtant, Louise Arbour accepte, depuis toujours intéressée par le droit criminel et portée par cette fougue qui la caractérise. Très consciente de ces portes qui se sont ouvertes, la juge confie ne pas être carriériste. «Ça semble hypocrite de dire ça, moi qui ai eu une carrière fantastique. J’ai saisi ces occasions inattendues. Je suis travaillante, j’ai beaucoup d’énergie et quand j’ai un travail à faire, je le fais du mieux que je peux, totalement investie.»

Quelques repères du parcours de Louise Arbour

  • Professeure de droit entre 1974 et 1987, elle devient doyenne adjointe de l’Osgoode Hall Law School de l’Université York, à Toronto, une des plus prestigieuses facultés de droit au Canada.
  • En 1987, elle est nommée juge à la Cour suprême de l’Ontario, puis à la Cour d’appel trois ans plus tard; elle se fait connaître pour son rapport-choc sur la prison des femmes à Kingston.
  • Entre 1996 et 1999, elle est procureure en chef au Tribunal pénal international de La Haye, mis sur pied par l’Organisation des Nations unies (ONU) pour juger les crimes commis au Rwanda et en ex-Yougoslavie.
  • Elle est nommée juge à la Cour suprême du Canada en 1999 et démissionne cinq ans plus tard pour devenir haute-commissaire aux droits de l’homme à l’ONU. Parmi les nombreuses distinctions qui lui ont été remises, elle reçoit en 1999 le prix de la Fondation Louise Weiss, attribué à une personnalité ayant contribué à l’avancement de la paix, à l’amélioration des relations humaines et aux efforts en faveur de l’Europe.
  • De 2009 à 2014, elle préside l’International Crisis Group, un organisme indépendant qui vise à prévenir et à résoudre les conflits armés dans le monde.
  • En 2017, de New York, elle coordonne le Pacte mondial sur les migrations, sous les auspices de l’ONU.
  • Toujours associée d’un cabinet d’avocats, elle est également membre du conseil d’administration de la Fondation Mastercard

Parfaitement capable

Devant tous les défis qui lui ont été proposés, le premier réflexe de Louise Arbour a invariablement été de se dire qu’elle n’y connaissait rien. Pourtant, elle ne pouvait résister au plaisir d’arriver dans un environnement nouveau. L’attraction de la courbe d’apprentissage demeure la plus forte. «Quand j’ai commencé à enseigner alors que je n’étais pas du tout une académicienne, quand je suis devenue juge et que je n’avais jamais plaidé, quand je suis arrivée en poste aux Nations unies sans aucun point de repère, je ne savais pas si je serais capable. J’avais peur de me tromper, j’étais en déséquilibre, mais j’ai fini par en être capable.»

Louise Arbour a grandi dans un univers exclusivement féminin, jusqu’à sa sortie de ce qui est aujourd’hui le collège Regina Assumpta. Elle ressent une profonde admiration pour ces femmes instruites qui savaient bien gérer leurs affaires. «Si on me pose la question : “Est-ce que les femmes sont capables?”, je réponds : “Entre ma mère qui a élevé ses enfants seule et les religieuses, je n’ai vu que ça, des femmes capables. Parfaitement capables.”» Elle se désole d’ailleurs, au passage, qu’on ait tellement écarté les femmes de la gestion des affaires publiques. C’est, selon elle, un grand malheur.

N’empêche, sur le parcours de cette femme capable, le poste de procureure en chef au Tribunal pénal international la projetait dans une zone sans balise aucune : hors de son pays à découvrir les pires horreurs, avec la nécessité de construire une équipe compétente, de créer des stratégies astucieuses, tout cela sans rien connaître au départ du droit international. Un défi d’une complexité extrême. «C’était tout ce que j’ai toujours aimé, mais sur les stéroïdes», résume avec humour Louise Arbour. Là comme ailleurs, elle arrivait avec ouverture et rigueur, convaincue qu’avant toute chose, il faut comprendre comment ça fonctionne. Apprendre et ne jamais craindre de dire qu’on ne sait pas. «Je sais bluffer lorsque je joue aux cartes, mais c’est un jeu de cartes! Autrement, si je ne comprends pas quelque chose, je pose la question, je ne fais pas semblant de savoir.»

«L’important n’est pas de réussir, c’est d’essayer.» En disant cela, la grande dame pense aux jeunes qui avancent sous les nuages sombres qui menacent l’humanité. «Je crois qu’il faut leur faire confiance et les encourager. On ne peut pas être de tous les combats. Il faut choisir et ne pas se laisser abattre, s’investir pleinement. Et ce dans quoi on ne peut s’engager, au moins, on doit voter pour les bonnes personnes qui feront les bonnes choses. On ne doit surtout pas baisser complètement les bras et abandonner.»

Sans jugement

L’ex-procureure en chef au Tribunal pénal international avoue se sentir émue devant les gens qui attendent leur tour. Elle se souvient de ce vieil homme vivant dans un CHSLD de Toronto et qui, malade, avait été transporté à l’urgence. L’histoire avait fait les manchettes. «Arrivé à l’hôpital, il a été mis dans un fauteuil roulant. Il a attendu une vingtaine d’heures sans protester, sans rien demander. Il est mort dans son fauteuil en attendant son tour.»

Mille fois certainement, Louise Arbour a ressenti cette sincère empathie devant la souffrance démunie. Devant les mères des victimes de crimes au Rwanda et en ex-Yougoslavie qui lui demandaient de trouver leurs fils, elle tentait de demeurer ancrée et solide. «“Je m’en occupe”, voilà ce que je disais pour être réellement utile. Il ne servait à rien de m’asseoir et de pleurer.»

L’abus de pouvoir, c’est la cause que la juge a servie. Lorsqu’elle a été nommée à la Commission d’enquête sur certains événements survenus à la prison des femmes de Kingston, elle a produit un rapport-choc qui dénonçait l’entièreté du système correctionnel pour les femmes. On lui a reproché de ne pas avoir blâmé des individus. «Pour corriger l’abus systémique, inutile de s’acharner sur une ou deux pommes pourries. L’idée n’est pas d’excuser. Il faut comprendre.»

Comprendre. Le mot revient souvent dans les propos de Louise Arbour. «C’est étonnant de le dire ainsi, venant de la part d’un juge, mais pour moi, juger, c’est décider. Certainement pas de juger les gens! Un témoin qui ment, je sais qu’il ne dit pas la vérité. Mais qui n’a jamais menti de sa vie? Les enjeux peuvent être tellement importants. Je ne le justifie pas, mais je comprends.»

Elle souligne qu’il faut une grande humilité pour toujours garder conscience de son rôle, soit celui de prendre une décision pour des inconnus qui aura des répercussions majeures dans leur vie. Pour elle, être juge est à la fois très solennel et profondément humain. Il est vrai que Louise Arbour aime les gens : la croiser, c’est le saisir d’emblée. Elle s’intéresse sincèrement à l’autre. «J’aime même les gens qui ne sont pas très aimables, les tannants. Leur humanité me touche, je vois leurs imperfections. Les bien nantis, ceux qui se cachent sous la réussite ou la conformité, les bien-pensants, ceux qui pensent du mal des autres, je n’aime pas ça. Je déteste l’hypocrisie. J’aime le monde imparfait. Même si je préfère ceux qui sont fins!»

L’empathie est la marque de commerce de Louise Arbour. Elle prône l’empathie politique dans les milieux professionnels. Ici, rien de sentimental. Cette forme de compassion est aussi stratégique. «Comprends la personne qui est devant toi; c’est à ton avantage. Dans une négociation, par exemple, ta plus grande force, c’est de saisir la position de l’autre, ce qu’elle veut, ce qu’elle croit, où elle s’en va.»

Les 5 clés du leadership selon Louise Arbour

  • Essayer, même si on a peur.
  • Comprendre, sans jugement, et faire preuve d’empathie.
  • Gagner la confiance grâce à des compétences réelles.
  • Cultiver l’humilité : partager le mérite et s’approprier la critique.
  • Avoir le courage d’agir à l’encontre de ses propres intérêt.

Entre désenchantement, progrès et courage

Avec le regard de celle qui possède une riche expérience des organisations internationales, devant les défis immenses auxquels fait face l’humanité, Louise Arbour mesure l’importance et la difficulté de coopérer. Certes, les changements climatiques nous concernent tous, mais il y a beaucoup d’enjeux fondamentaux : fragilité de la démocratie, pauvreté, partage honteusement inéquitable des richesses. «On avance d’un pas, on recule d’un autre, parfois on fait dix pas, on stagne un moment, puis on recule de vingt-cinq!»

Comme le note la juge, cette notion de progrès est teintée d’attentes variables. «Pour les individus très riches, le progrès réside souvent dans l’accumulation de biens matériels dont ils n’ont pas besoin ou dans le nouveau gadget qui deviendra la prochaine nécessité, leur permettant d’engranger encore plus d’argent. Mais si on parle de progrès dans la grande communauté humaine, on a plusieurs raisons d’être optimistes : la pauvreté a été réduite, l’espérance de vie a augmenté tout comme le niveau d’éducation. Oui, à travers cela, il y a des conflits armés, des guerres, des famines. Toutefois, nous sommes ensemble face à ce défi universel : préserver la planète.»

Son approche demeure la même : comprendre. Pour résoudre un problème, il importe d’analyser les raisons qui y ont mené et d’accepter une part de responsabilité. «D’où vient ce manque de confiance envers une démocratie qui, pour nous, semble fonctionner? Certains voient un système injuste où les gens qui disent travailler pour des valeurs communes font surtout avancer leurs propres intérêts.» Louise Arbour parle d’un désenchantement, justifié et compréhensible, et du risque qu’il soit mobilisé par de mauvaises personnes, dans la lignée de ces fervents de fake news.

La juge raconte que Slobodan Milosevic avait dit ceci à un ambassadeur américain : «“Vous, Américains, êtes si puissants que si vous dites qu’aujourd’hui, c’est mercredi, ce sera mercredi.” Il voulait dire : vous contrôlez la réalité et c’est la vraie puissance. J’ai mis des années à comprendre cette affirmation. Mais Donald Trump, lui, l’a rapidement saisi.» Elle poursuit sur le courage, le courage d’être une voix discordante lorsque nécessaire, très difficile lorsque des liens d’amitié nous unissent. Elle ajoute que le courage, c’est aussi d’agir à l’encontre de ses propres intérêts, quels qu’ils soient.

Revenant à l’enjeu climatique, Louise Arbour insiste sur l’importance d’agir, maintenant, et se désole que nous n’ayons pas le courage de payer le prix des excès dont nous avons profité. «J’ai longtemps pensé que le progrès était linéaire, mais on voit qu’au mieux, c’est cyclique. La question est la suivante : sommes-nous dans le creux de la vague ou dans sa remontée?»

Dans sa forêt laurentienne, Louise Arbour demeure engagée. Après avoir déposé son rapport sur les plaintes liées aux inconduites sexuelles dans les Forces armées canadiennes au printemps dernier, ses fonctions à la Fondation Mastercard et son travail à la Commission mondiale sur la politique des drogues l’occupent beaucoup. Elle essaie toutefois de ralentir le rythme. «Mon mandat de ne rien faire, c’est celui avec lequel j’ai le moins de succès. Mais je travaille là-dessus!» déclare-t-elle avec enthousiasme.

Afin de réussir cet ultime projet, chaque jour, elle marche dans les sentiers qui bordent sa demeure en compagnie de son fidèle compagnon, son chien Snoro. En rentrant, elle aime s’asseoir au bout du quai. «Parfois, dans un instant furtif, tout s’arrête, même les feuilles ne bougent pas. Je n’entends rien, une sorte de vide. Dans ce silence, il y a la beauté absolue.»

Article publié dans l'édition Hiver 2023 de Gestion