Point de vue publié dans l'édition été 2016 de Gestion

J’ai été formé en marketing, plus particulièrement en recherche commerciale. Pendant toute ma vie professionnelle, j’ai enseigné à des milliers d’étudiants à ne jamais lancer un produit, une publicité ou encore une nouvelle stratégie de distribution sans, au préalable, les avoir testés auprès d’un échantillon statistiquement valable de consommateurs. J’ai convaincu des centaines de gestionnaires de faire de même. Trois décennies plus tard, je ne tiens plus le même discours. S’il est toujours essentiel de tester ses idées et ses stratégies, l’époque de la recherche commerciale traditionnelle est morte. Vive la cocréation !

jacques nantel

Jacques Nantel, professeur à HEC Montréal ainsi que membre associé et fondateur de la Chaire de commerce électronique RBC Groupe financier. Il siège à plusieurs conseils d’administration.

Mais qu’est-ce que la cocréation ? Commençons par un exemple. Vous avez sûrement déjà lu un livre dont vous pouvez décider de la fin ou encore une pièce de théâtre dont les spectateurs, ensemble, peuvent décider de la conclusion. C’est là un exemple très sommaire mais bien réel de ce qu’on entend par de la coproduction ou de la cocréation.

Que ce soit dans le domaine du théâtre ou pour une nouvelle voiture, pour de nouvelles copropriétés ou encore pour un nouveau design de vaisselle, la cocréation est une tendance qui ne cesse de prendre de l’ampleur, et ce, pour deux raisons : elle diminue le risque quant à la production et elle ajoute, pour les consommateurs, de la valeur de manière beaucoup plus certaine que ne sauraient le faire les mécanismes de recherche commerciale traditionnels.

En cela, la cocréation va bien plus loin que la simple personnalisation de produits. La personnalisation est en quelque sorte le grand-père ; la cocréation de produits, elle, en est la génération future. C’est vous dire à quel point tout change vite, désormais, en marketing. Dans l’exercice de la personnalisation de produit, le consommateur « construit » son produit ou son service, mais à partir d’un catalogue d’attributs ou de composantes. Bien que cela puisse donner l’impression que chaque produit fabriqué est unique, surtout si le nombre de permutations et de combinaisons d’attributs tend vers l’infini, il n’en demeure pas moins que les caractéristiques disponibles viennent du producteur plutôt que des consommateurs. À titre d’exemple, vous ne pourriez pas demander un ordinateur rose doté d’un écran de quatre pieds.

Quant à la cocréation, elle va plus loin, notamment en matière d’originalité. La société Coca-Cola en constitue un exemple intéressant. Il y a environ trois ans, elle lançait un système de machines distributrices qui permet de faire ses propres boissons gazeuses (Le système Freestyle). La recette se fabrique à partir d’une gamme de saveurs stockées dans la distributrice. Avec toutes les combinaisons et toutes les permutations, on peut obtenir un nombre infini de boissons gazeuses. Mais voilà, Coca-Cola en affiche un certain nombre préconfigurées, non pas huit ou dix mais une centaine parmi les plus choisies et les plus fréquemment proposées par les clients de Coca-Cola. Bien entendu, les choix proposés changent selon la fréquence des achats, les saisons et les tendances, bref, selon les goûts des consommateurs. La distributrice est configurable à partir d’une application sur votre cellulaire, de sorte que vous puissiez créer à loisir votre boisson gazeuse, la mettre en mémoire et même la partager. Vous pouvez même suggérer de nouvelles saveurs ou encore avoir la recette de votre vedette favorite sur l’application Coca-Cola Freestyle.

Bref, plus besoin de longues et coûteuses analyses de marché. Laissez les consommateurs vous dire ce qu’ils désirent en observant leurs comportements.

En matière de publicité, Doritos a été le pionnier de la cocréation. Déjà, en 2009, l’entreprise avait lancé un défi à ses consommateurs : réaliser une publicité pour les croustilles Doritos et la mettre en ligne sur YouTube. Un système de vote a été mis en place et les trois meilleures publicités ont été présentées lors du Super Bowl. Le grand gagnant a remporté un million de dollars. L’expérience a été répétée depuis lors. On a ainsi capté davantage l’attention, et ce, à meilleur coût.

Burberry, véritable emblème de la mode britannique de luxe, en est un autre exemple. Au moyen d’une analyse systématique des discussions dans les médias sociaux, l’entreprise en arrive désormais à définir de nouvelles collections de vêtements, notamment pour ses célèbres imperméables. Sur le plan du marketing, ces approches révolutionnent le processus de recherche commerciale tout en augmentant l’efficacité et la productivité de la mise en marché, et ce, pour plusieurs raisons. Le fait de raccourcir de beaucoup le cycle de conception ou de modification d’un produit ou d’un service réduit d’autant les frais de développement. De plus, le processus est moins risqué à bien des égards, car il est plus itératif. On peut commencer à petite échelle, faire un essai, une sorte de prototype qu’on I partage avec nos clients qui, eux, nous disent ce qu’ils en pensent, puis on retourne à la table à dessin. Mais le plus gros avantage est de créer un produit dont la valeur ajoutée est définie selon le consommateur et non selon le producteur, le concepteur ou l’expert. Pourtant, si la cocréation redéfinit le processus de recherche commerciale ainsi que les règles qui l’ont longtemps régi, elle ne l’exclut néanmoins pas pour autant.

Un suivi en temps réel de ce que pensent les consommateurs et de ce qu’ils font avec notre produit devient désormais le nerf de la guerre. On parle ici de mégadonnées et de gestion CRM combinées à un suivi systématique de ce qui advient dans les médias sociaux. On parle surtout d’expérimentation en temps réel avec le produit.

Facile à faire pour une boisson gazeuse, mais impossible pour une voiture, direz-vous ? Pourtant, c’est désormais ce que tente Tesla en ouvrant ses brevets à tous. À suivre…