Illustrateur : Sébastien Thibault

Les entreprises canadiennes et québécoises investissent trop peu dans la recherche et l’innovation, ce qui contribue au déficit de productivité du pays. Pour corriger cette lacune, des experts réclament un urgent changement de culture.

En mars 2024, Carolyn Rogers, première sous-gouverneure de la Banque du Canada (BdC), rappelait dans un discours prononcé à Halifax que l’écart d’investissement des entreprises canadiennes dans les machines, les équipements et la propriété intellectuelle durait depuis plus de 50 ans. Le fossé continue d’ailleurs de se creuser. Les investissements américains ont augmenté depuis 10 ans, pendant qu’ils diminuaient de notre côté de la frontière.

Dans un récent rapport1, la RBC explique que la crise financière de 2008-2009, la chute des prix du pétrole en 2015 et la hausse des taux d’intérêt ont contribué à amplifier le décrochage observé à partir du début des années 1980. «Les investissements trop faibles des entreprises canadiennes représentent l’un des éléments qui ont le plus d’impact sur notre déficit de productivité», souligne Robert Hogue, économiste en chef adjoint à la RBC.

Au Québec, l’investissement privé par emploi dans les produits de propriété intellectuelle, les machines et le matériel s’est effondré entre 2000 et 2015, comme le montre un rapport2 du Centre sur la productivité et la prospérité (CPP) publié en 2023. Une récente hausse des investissements n’a pas permis de récupérer le temps perdu. En 2019, cette dépense représentait au Québec moins de la moitié de la moyenne de l’OCDE et le tiers de celle des États-Unis (à parité de pouvoir d’achat), selon le CPP.

Pourtant, rappelle la BdC, nous possédons plusieurs atouts : une main-d’œuvre très éduquée, une forte culture de recherche universitaire et des ententes commerciales qui nous confèrent un accès privilégié à plusieurs marchés. Comment, alors, expliquer ce déficit d’investissement?

Dossier - En quête de productivité

Se reposer sur ses lauriers

Plusieurs raisons invoquées pour répondre à cette question visent notre culture économique et commerciale. Ainsi, les particularités de notre marché et nos politiques publiques réduiraient la pression concurrentielle sur les entreprises, créant peu d’incitatifs à l’investissement et à la prise de risque.

«Notre économie est très axée sur les ressources naturelles et plusieurs secteurs y sont fortement règlementés et protégés, souligne le conseiller en innovation Denis Gauvreau. Les individus et les entreprises ont donc moins d’appétit pour le risque que dans des marchés plus compétitifs, comme aux États-Unis ou en Europe.»

Nos dirigeants politiques et nos hauts fonctionnaires manqueraient quant à eux de vision et de littératie technologique. «Aux États-Unis, on remarque, par exemple avec l’adoption de l’Inflation Reduction Act (IRA) en 2022, que des gens sont conscients des nouveaux défis et souhaitent donner une impulsion pour les relever, poursuit Denis Gauvreau. Chez nous c’est beaucoup plus lent.» L’IRA prévoit notamment des crédits d’impôt massifs pour soutenir les investissements dans l’industrie des véhicules électriques, les énergies vertes et les batteries.

Denis Gauvreau estime en outre que les gouvernements mettent trop l’accent sur les transferts technologiques à partir des universités et sur les jeunes pousses, en rêvant à la prochaine «technologie de rupture». «On aurait surtout intérêt à appuyer les entreprises existantes, en particulier celles qui sont de taille moyenne, qui ont déjà̀ accès à des marchés», avance-t-il.

Une politique industrielle à revoir

Robert Gagné, professeur titulaire au Département d’économie appliquée de HEC Montréal et directeur du CPP, croit lui aussi que certains aspects du marché canadien ont créé un écosystème plus frileux devant le risque et moins innovant. Il cite le manque de concurrence, une situation qui empire, selon une récente étude du Bureau de la concurrence du Canada. Celle-ci explique que plusieurs secteurs économiques canadiens deviennent de plus en plus concentrés, ce qui réduit la pression sur les entreprises pour innover. Ces dernières se sont par ailleurs longtemps reposées sur un taux de change avantageux, qui permettait de demeurer concurrentiel sur le marché américain malgré un déficit de productivité.

«La politique industrielle du Québec, elle, est complètement dépassée, estime Robert Gagné. Elle soutient la création d’emplois même si on connaît une pénurie de main-d’œuvre, et elle mise sur un interventionnisme économique pour développer des secteurs d’avenir, alors que l’on devrait plutôt créer un environnement économique sain et compétitif.»

Les politiques du gouvernement du Québec auraient notamment servi à appuyer des entreprises qui auraient peut-être dû disparaître et qui apportent peu d’innovations. Dans son bilan 2023, le CPP rappelle qu’après 25 ans de cette politique industrielle, le gouvernement n’a pas obtenu de résultats probants, entre autres du côté des investissements privés, qui sont demeurés poussifs.

Choisir les bons outils

Le CPP donne l’exemple du crédit à la recherche scientifique et au développement expérimental (RSDE), qui a coûté 476 millions de dollars au gouvernement québécois en 2022 : il profite surtout aux grandes entreprises, établies depuis longtemps, mais pas tellement aux PME. Pourtant, ce sont ces dernières qui ont besoin d’aide.

Une note de recherche3 rédigée par Philip Merrigan, professeur d’économie à l’UQAM, démontre d’ailleurs que les effets des mesures d’aide à la R et D sont toujours plus forts pour les PME et pour celles qui dépensent peu dans ce domaine. Se concentrer sur les grandes entreprises devient donc contre-productif.

Dans sa recherche, Philip Merrigan s’est penché sur l’efficacité des crédits d’impôt et des subventions destinées à soutenir la R et D. «Les deux outils ont un impact relativement positif, mais pas sur les mêmes activités, explique-t-il. Les incitatifs fiscaux touchent davantage le développement expérimental, alors que les subventions encouragent plus la recherche fondamentale et appliquée.»

Les subventions couteraient par ailleurs plus cher au gouvernement, qui doit mettre en place un appareil de sélection et de supervision des projets. «Les deux formes d’aide sont complémentaires et doivent être choisies en fonction d’objectifs précis en matière de politiques publiques», poursuit le professeur.

Philip Merrigan ajoute que diminuer l’impôt sur le revenu des sociétés produit aussi un effet sur les dépenses en R et D. Selon sa recherche, pour chaque dollar d’impôt qu’on élimine, on incite les entreprises à augmenter leurs dépenses en R et D de 24 cents. Certains États, notamment le Danemark et la Norvège, imposent moins les bénéfices des entreprises, mais taxent plus les dividendes des particuliers, indique l’étude de la RBC.

De son côté, Denis Gauvreau n’en démord pas : c’est d’un changement de culture dont nous avons besoin. «Il nous faut des leaders qui ont de la vision et qui sauront faire preuve de courage pour donner le coup de barre qui s’impose, aussi bien dans les gouvernements et la fonction publique que dans les entreprises», croit-il.

  Article publié dans l’édition Hiver 2025 de Gestion


Notes

1 - «Le défi de la croissance au Canada : pourquoi l’économie est au point mort», RBC, 2024.

2 - «Productivité et prospérité au Québec – Bilan 2023», Centre sur la productivité et la prospérité, Fondation Walter-J. Somers, HEC Montréal, mars 2024.

3 - Merrigan, P., «Les crédits d’impôt pour la R&D : une politique publique efficace pour la croissance économique», note de recherche, 13 septembre 2023.