Article publié dans l'édition Printemps 2021 de Gestion

Appliquée aux entreprises et aux marques, l’intelligence esthétique a plusieurs dimensions : l’architecture d’un commerce, le contact avec le personnel, l’odeur et l’emballage des produits, etc. Il faut susciter une expérience sensorielle distinctive chez le client : c’est elle qui lui donnera envie de consommer.

D’après Pauline Brown, auteure de l’ouvrage Aesthetic Intelligence1 et ex-présidente de LVMH (Moët Hennessy Louis Vuitton) en Amérique du Nord, il est crucial pour les entreprises qui souhaitent s’inscrire dans la durée de former et de développer leur intelligence esthétique.

« LVMH réalise des ventes de plus de 50 milliards d’euros2 par année mais ne vend aucun produit dont les gens ont vraiment besoin, affirme-t-elle, un sourire dans la voix. De plus, les consommateurs sont fidèles à ces marques, dont certaines existent depuis des centaines d’années, par exemple Dom Pérignon, qui remonte au XVIIIe siècle. Elles doivent certainement faire quelque chose de bien. Et ça n’a rien à voir avec l’utilité! »

S’il va de soi qu’il est vital, pour une marque de produits de luxe, d’être dotée et de cultiver une intelligence esthétique forte, Pauline Brown, qui enseigne maintenant à la Harvard Business School, est convaincue que les firmes des autres domaines ont tout avantage à le faire elles aussi. Alors que, depuis la révolution industrielle, toutes les entreprises misent sur la hausse de la productivité, Mme Brown croit qu’on a poussé ce principe à l’extrême et qu’il faut maintenant se tourner vers d’autres avenues pour se distinguer.

« L’exemple de Steve Jobs est remarquable, dit Mme Brown, jointe à New York. Avant lui, tout son secteur d’activité n’en avait que pour la puissance du microprocesseur. Il a été le premier à dire que les ordinateurs devaient aussi être agréables à regarder et à utiliser. C’était révolutionnaire à l’époque. Et maintenant, c’est évident pour toutes les entreprises de produits technologiques. »

L’observation du domaine de la restauration permet de mieux comprendre l’importance qu’on devrait accorder à l’intelligence esthétique. Bien que le fait de pouvoir y savourer un repas délicieux demeure fondamental, bien d’autres facteurs jouent un rôle dans l’appréciation d’un établissement, notamment la décoration, la musique, le niveau sonore ambiant, l’attitude du personnel, les odeurs, la qualité de la vaisselle et des ustensiles ainsi que le confort des chaises. Ces éléments doivent faire partie d’un tout cohérent avec le menu proposé par le restaurateur.

Alors que la réalité des entreprises « brique et mortier » est bien différente de celle des firmes du Web, Pauline Brown donne aussi l’exemple d’Airbnb dans son livre : « L’esthétique explique pourquoi Airbnb est, de loin, le site n° 1 en matière de location de logements pour les touristes. Cette entreprise a battu à la fois le plus grand groupe hôtelier dans le monde et une compagnie Web bien établie qui avait une longueur d’avance de 20 ans sur le marché. Avec Airbnb, l’expérience de réservation est agréable : le site Web est épuré, élégant et intuitif d’un point de vue fonctionnel. On n’est jamais à plus de trois clics d’une réservation. Et au-delà de sa convivialité, le site a avant tout été conçu pour faire rêver les gens. »

Une intelligence à cultiver

Pour qu’une entreprise réussisse à intégrer l’intelligence esthétique à son modèle d’affaires – souvent un véritable tour de force –, elle ne peut pas s’en tenir uniquement aux éléments rationnels de l’analyse commerciale. Pauline Brown l’a appris à la dure lorsqu’elle est partie du cabinet-conseil en stratégie et management Bain & Company pour travailler comme chef de la stratégie chez Estée Lauder. Prête à se lancer dans une foule d’études de marché pour améliorer la performance de l’entreprise, elle a été ramenée sur le plancher des vaches dès sa première réunion avec son nouveau patron. Peu impressionné par l’approche objective de sa recrue, celui-ci voulait quelqu’un qui éprouve un véritable intérêt pour la proposition de valeur de l’entreprise, qui s’immerge dans les activités du secteur des cosmétiques, qui passe du temps en magasin et qui comprenne les motivations, les aspirations et les rêves de la clientèle. « Cela signifiait que je devais rétablir le contact avec moi-même : pas comme une employée mais en tant que personne. En d’autres mots, je devais renouer avec mes sens », écrit Pauline Brown dans Aesthetic Intelligence.

Dans cet ouvrage, elle raconte aussi une expérience qu’elle a vécue à l’épicerie, dans la section des savons pour le corps. Parmi les innombrables produits emballés dans du plastique, une marque artisanale aux couleurs naturelles et aux parfums de fleurs et de plantes – citron, avoine et vanille, lavande et rose – a attiré son attention. L’emballage était simple et bien conçu : une bandelette de carton brun toute simple, nouée avec une ficelle de jute, laissait à découvert les deux extrémités du savon et permettait d’en découvrir la texture douce et les arômes naturels. Le citron lui a rappelé un voyage en Toscane, et la lavande, la Provence. Après avoir tenu et observé ces savons pendant quinze secondes, elle les a déposés dans son panier même s’ils étaient beaucoup plus chers.

La spécialiste de l’intelligence esthétique est bien consciente qu’un savon de marque très connue, voire d’une marque maison, aurait pu faire tout aussi bien l’affaire d’un strict point de vue hygiénique. Mais les parfums et la texture du savon l’ont séduite ; soudainement, la simple question de l’efficacité est devenue secondaire, même si, bien sûr, le produit doit faire son travail pour qu’on devienne fidèle à la marque!

Moments d’émotion

Pauline Brown n’est pas un cas unique en son genre. Elle souligne que les études montrent que 85 % des décisions d’achat sont motivées par les émotions, les 15 % restants étant basés sur une analyse rationnelle des caractéristiques et de la fonctionnalité des biens. « C’est aussi le côté émotif des gens qui les amène à acheter un aspirateur Dyson épuré sans fil plutôt qu’un modèle lourd traditionnel avec un fil qui s’enroule n’importe comment », indique-t-elle.

Or, Pauline Brown indique que les spécialistes du marketing, pour vendre un produit ou un bien, se concentrent généralement sur les caractéristiques et sur la fonctionnalité plutôt que sur l’esthétique, censée susciter des émotions. Il est vrai que cet angle est plus audacieux. Mais elle est convaincue qu’il est possible d’acquérir et de nourrir une intelligence esthétique. Pour séduire un client par les sens, elle conseille aux gens d’affaires de recommencer à s’écouter et à se faire confiance, de comprendre pourquoi ils choisissent un produit plutôt qu’un autre et de discerner les éléments qui les agacent. « Pas besoin d’être un artiste pour y arriver, précise-t-elle. Il faut élaborer une vision claire quant à l’apparence souhaitée d’un produit, quant au type d’émotions que celui-ci devrait susciter, puis prendre les mesures nécessaires pour que cela devienne réalité. »

Toutefois, développer son intelligence esthétique ne signifie pas qu’il faille négliger l’analyse commerciale. « Les données sont très puissantes, précise Pauline Brown. Mais il ne faut pas minimiser l’importance de l’intelligence esthétique. Cela signifie qu’il faut créer non pas des produits parfaits mais des produits excitants, différents, séduisants. On a besoin de très peu de choses de nos jours. Ce dont nous avons vraiment besoin, au fond, ce sont des produits qui nous permettent d’exprimer qui nous sommes, qui font en sorte que nous nous sentons en vie. »


Notes

1 Brown, P., Aesthetic Intelligence – How to Boost It and Use It in Business and Beyond, New York, Harper Business, 2019, 288 pages.

2 Soit environ 77,5 milliards $ CA.