Article publié dans l'édition Printemps 2022 de Gestion

La pause de fin d’année 2021 fut la bienvenue. Nous aura-t-elle aidés à nous ressaisir? Aura-t-elle contribué à nous faire prendre conscience de ce qui nous est arrivé au cours des deux dernières années? Il est encore trop tôt pour le dire, je pense. La pandémie, fortement stimulée par le virus Omicron, a une fois encore gâché la fête, renvoyant les gouvernements à leurs multiples atermoiements et chacun d’entre nous à ses incertitudes, à ses questionnements.

Jean-Jacques Stréliski

Jean-Jacques Stréliski est l’ancien vice-président
et directeur général associé de Publicis Montréal
et l’un des cofondateurs de l’agence Cossette
Montréal. Il est professeur associé au Département
de marketing de HEC Montréal et responsable
pédagogique du DESS en communication
marketing et marque.


Serons-nous capables de changer nos comportements, de tirer tous les enseignements des innombrables bouleversements que la COVID-19 aura provoqués? Sur tous les plans, le social et l’économique en premier lieu? Rien n’est moins certain pour le moment. Mais bon, restons optimistes, malgré la circonstance fragile.

L’autre pandémie

Cette autre pandémie se nomme «infobésité» et son variant «numéricus»; elle nous entraîne inéluctablement dans un monde quasi orwellien, celui d’une vie entièrement numérique. Ses symptômes sont facilement identifiables. Nous en sommes tous atteints. Ses traitements, pour le moment, sont grandement inopérants.

Ce propos n’a ni prétention académique ni vocation moralisatrice. Il se veut un simple repère, un temps d’arrêt. Pour nous aider à nous situer au milieu de ce que nous vivons au quotidien. J’espère aussi qu’il nous aidera, en ces temps turbulents, à prendre conscience de la dimension d’une transition qui s’opère à une vitesse que l’humanité n’a jamais connue. Nous ignorons évidemment où cela nous mènera. Cela peut faire peur. Et nous ne pouvons qu’espérer des issues salvatrices.

Mais, pour l’instant, faisons ensemble le constat de ce «trop». Ce trop d’informations qu’il nous faudra digérer pour adopter des postures plus sensées. Ou alors, nous soumettre à ce tout-numérique qui impose sa loi.

Faisons le vœu qu’on se souvienne toujours des sages paroles de Michel Serres[1] : «Cette technologie nouvelle qui peut à la fois nous servir et nous asservir.»

Le terme infobésité n’est pas nouveau. Les premières études où il en est question remontent aux années 1960, bien avant la création d’Internet. Alvin Toffler[2] y fait aussi référence dans son célébrissime ouvrage Le Choc du futur, publié en 1970. Il y traite d’une prolifération constante des médias et de la formation de grands empires de presse capables d’une certaine «appropriation de l’information». On comprendra donc que de nos jours, le mot infobésité prenne un sens parfaitement pertinent dans le contexte du tout-numérique.

Dans mon domaine, qui englobe le marketing, la communication-marketing et les médias sous toutes leurs formes, cela se résume à désigner une surabondance d’informations, en identifiant les dérives et autres dépendances que cela entraîne. À commencer par une distorsion des réalités. Modestement, mes observations se sont limitées à celles de mon propre écosystème.

On pourrait consacrer la quasi-entièreté de ce numéro de Gestion à la publication de chiffres, de tableaux et de statistiques à ce jour disponibles pour les chercheurs qui s’intéressent à ces questions tant la littérature abonde. C’est à en donner le vertige.

Une réalité chiffrée

Les chiffres illustrant l’immensité du Web sont impressionnants. Chaque jour, on passerait six heures en moyenne devant nos écrans. En 2020, 204 milliards d’applications mobiles ont été installées, pour une valeur de 140 milliards de dollars (60% via l’App Store d’Apple). Au total, 579 milliards de dollars ont été dépensés en publicité numérique. Toujours en 2020, 1 000 selfies par seconde ont été pris dans le monde et 306 milliards de courriels ont été envoyés par jour.

Cette réalité chiffrée explique en partie que notre capacité d’attention ou de rétention en soit proportionnellement affectée, puisque, selon un récent rapport de Microsoft, cette capacité de l’être humain équivaudrait aujourd’hui à celle du poisson rouge.

Cependant, il y a pire, quand on observe les répercussions des dépendances créées par cette infobésité : enflures médiatiques, désinformation, perte de repères crédibles et d’autorité morale, exigences déraisonnables d’un marketing qui se satisfait désormais d’un rôle d’efficacité, de ciblage et de mesure, influenceurs et blogueurs pas toujours crédibles... Puis, hélas, la multiplication galopante des canaux qui véhiculent la haine et la violence, ceux de l’anti-connaissance et du complotisme, quand ce ne sont pas ceux de la parfaite ignorance. Bref, un cercle infernal. Vous sentez bien, je l’espère, que chacun de ces éléments représente aussi bien un sujet de thèse de doctorat que d’article universitaire. Dieu merci, nombre d’étudiants et de chercheurs s’y emploient déjà.

En réalité, qui, dans les gouvernements de la planète, s’en soucie vraiment? Certes, la prise de conscience de chacun d’entre nous constitue l’une des clés de changement. Mais le rapprochement et l’hybridation des sciences politiques, du commerce, de la gestion, du droit, des médias et des sciences humaines le sont, à mon avis, tout autant.


Notes

[1] Serres, M., Petite Poucette, Paris, Éditions Le Pommier, 2012, 90 pages.

[2] Toffler, A., Future Shock, New York, Random House, 1970, 505 pages.