Les personnes marginalisées seraient davantage victimes d’incivilités dans les milieux de travail que celles qui sont issues de groupes majoritaires, au point où on en vient à se demander si ces comportements irrespectueux n’entravent pas tous les efforts déployés pour favoriser la diversité et l’inclusion dans les organisations.

Accroître la diversité au sein du personnel est un objectif que se fixent la plupart des organisations modernes. Cependant, les plus avisées réalisent dorénavant que le simple fait de recruter en fonction de la diversité n’est pas suffisant1. En effet, l’inclusion s’avère essentielle pour créer des relations de grande qualité entre les membres d’un groupe2 et favoriser la satisfaction au travail, l’engagement, la performance et le bien-être de l’ensemble des employés.

On parle d’«inclusion» lorsque les employés ont un sentiment d’appartenance et perçoivent que leur contribution est valorisée. Les affronts interpersonnels, l’absence de considération pour l’autre et le manque de respect peuvent compromettre l’inclusion. Les gestionnaires doivent reconnaître que les petits gestes d’impolitesse, surtout lorsque les différences individuelles sont perçues comme en étant la cause, peuvent faire dérailler les efforts de leur organisation en matière de diversité et d’inclusion, en plus d’avoir un impact dommageable sur les employés.

Qu’est-ce que l’incivilité sélective?

Les recherches suggèrent que les formes flagrantes de discrimination ont considérablement diminué au cours des dernières décennies, principalement grâce à l’entrée en vigueur de lois et de politiques s’appliquant au travail. Cependant, les chercheurs soutiennent également que la discrimination n’a pas complètement disparu du paysage et qu’elle se manifeste dorénavant de manière plus insidieuse3. L’incivilité au travail peut prendre la forme de comportements grossiers, condescendants et ostracisants qui présentent un certain degré d’ambiguïté. C’est le cas, par exemple, quand un employé n’est pas invité à un événement social du service pour lequel il travaille ou lorsqu’il voit son jugement professionnel injustement remis en question. La plus grande difficulté, dans ce genre de situation, c’est qu’on a souvent du mal à savoir s’il s’agit d’une simple omission ou d’un acte délibéré.

Bien que l’incivilité ne soit pas toujours directement dirigée vers des personnes en raison de leur race, de leur genre ou d’autres caractéristiques individuelles, elle est plus souvent le lot des femmes, des personnes racisées et des autres employés marginalisés4. Ainsi, lors de récentes recherches menées au Canada, nous avons constaté que les fonctionnaires racisés et ceux en situation de handicap rapportent des comportements irrespectueux plus fréquents à leur égard comparativement à leurs collègues. L’incivilité touche également un plus grand nombre d’employés LGBTQ+ et prend bien souvent la forme de commérages, de remises en question de leurs compétences professionnelles et d’exclusion sociale5.

En recherche, on parle alors d’incivilité «sélective», c’est-à-dire un traitement irrespectueux et dégradant vécu à des degrés plus élevés chez les employés marginalisés. L’incivilité sélective en tant que forme de discrimination moderne passe très fréquemment sous le radar des lois du travail et des politiques organisationnelles. Malheureusement, lorsqu’ils ne sont pas traités avec tout le discernement nécessaire, ces gestes subtils donnent aux employés issus de la diversité l’impression qu’ils ne sont pas valorisés ou pleinement intégrés au sein de leur entreprise.

Quand les formes de discrimination s’accumulent

Une personne qui possède plusieurs identités marginalisées risque davantage de subir de l’incivilité sélective. Survient alors l’idée d’intersectionnalité, selon laquelle les expériences vécues par les individus sont influencées par différentes dynamiques de pouvoir qui sont associées à des identités politiques et sociales interconnectées (la race, la classe, le genre, la sexualité, la nationalité, l’ethnicité et l’âge, notamment). Ainsi, l’expérience vécue par une Canadienne musulmane noire sera qualitativement différente de celle d’un Canadien musulman asiatique, car chaque identité peut être porteuse de privilèges ou de risques d’oppression. L’incivilité sélective peut également contribuer à expliquer les disparités qui persistent sur le plan de la main-d’œuvre nord-américaine6. En effet, ce type d’inconduite serait l’élément déclencheur pouvant mener au départ, au désengagement et à l’épuisement professionnel des employés issus de la diversité.

Une excellente illustration de ce phénomène provient d’une étude que nous avons réalisée dans différentes organisations aux États-Unis, où nous avons constaté que les femmes, en particulier celles à la peau noire, étaient davantage la cible de comportements incivils que leurs homologues masculins caucasiens. Ces manques de respect pouvaient même expliquer leur intention de quitter leur emploi7.

L’incivilité sélective nuit à la réussite des employés

L’incivilité sélective peut également nuire à la capacité des employés marginalisés de créer des liens solides, de se sentir inclus, de mieux saisir des occasions professionnelles et d’obtenir des promotions. C’est ce qui arrive, par exemple, quand une employée noire voit ses idées retenues au cours d’une réunion, mais n’est jamais sollicitée par la suite pour une mission d’envergure liée à la réalisation de ce projet; ou encore, quand un employé autochtone bispirituel n’est pas invité à une réunion visant à déterminer l’orientation de son équipe. Dans ces deux cas, le réseau professionnel et le pouvoir organisationnel de l’employé s’érodent silencieusement. Il appartient alors aux gestionnaires et aux autres membres de l’équipe d’agir de manière à ce que les contributions de leurs collègues soient reconnues et valorisées, et que tous soient inclus dans le processus décisionnel.

Qu’est-ce qui motive l’incivilité sélective?

Nous aimerions tous être des citoyens honnêtes à la morale irréprochable. Cependant, nos préjugés et nos stéréotypes implicites (ceux que nous avons envers les personnes marginalisées, entre autres) teintent de façon continue notre comportement. Résultat? Nous risquons tous de commettre des incivilités sélectives.

Les recherches montrent par ailleurs que de nombreuses personnes véhiculent encore des notions traditionnelles sur le genre et pensent, par exemple, que les femmes doivent absolument être chaleureuses et prioriser les relations interpersonnelles plutôt que les résultats. Celles qui ont un comportement dominant en formulant des exigences lors de négociations peuvent donc être accueillies plus froidement et qualifiées de personnes insistantes ou arrogantes. Or, le même comportement chez un homme serait plutôt considéré comme conforme aux idées toutes faites en matière de compétence et de rationalité. Ce professionnel serait alors reconnu par ses collaborateurs comme étant un négociateur efficace. Ces préjugés implicites sont donc susceptibles de pousser inconsciemment un individu à réagir plus positivement à l’égard d’un collègue masculin.

Gestionnaires et employés doivent donc se méfier de la possibilité que leurs stéréotypes teintent inconsciemment leur comportement. Sachant que les équipes qui évoluent dans des organisations dotées d’une forte culture de respect présentent moins d’incivilités, il importe de sensibiliser les employés au pouvoir de ce sentiment.

Que pouvons-nous faire en tant que gestionnaires?

Étant donné leur capacité à éroder furtivement l’inclusion au sein des organisations, les incidents d’incivilité sélective doivent être pris au sérieux, et on doit offrir du soutien aux victimes.

La sensibilisation

Les gestionnaires doivent créer un contexte dans lequel leurs équipes se sentent en sécurité, afin qu’elles puissent apprendre et évoluer.

Porter à l’attention d’une personne que ses comportements peuvent être le fruit de préjugés peut susciter toute une gamme d’émotions. Certains seront frappés de surprise : «Wow! Ce n’était vraiment pas mon intention!» D’autres ressentiront de la culpabilité : « Je me sens mal d’avoir agi de manière sexiste.» Finalement, plusieurs risquent d’être dans le déni : «Je n’ai pas fait ça; elle est trop sensible!» Créer un environnement dans lequel les employés sont ouverts à l’autoréflexion, aux conversations difficiles et à la croissance personnelle permet de bâtir un climat empreint de respect et de bienveillance.

Pour être efficace, il est également souhaitable de traiter les cas d’incivilité sélective en tête-à-tête. Plutôt que de dénoncer publiquement un mauvais comportement (ce qui peut susciter la honte), le gestionnaire peut signaler l’incident en privé8 de façon à «inviter»9 les employés à échanger ouvertement, en faisant preuve de respect et de curiosité par rapport au comportement blessant, et ce, afin de mieux comprendre ce qui pose problème. Il se peut que l’instigateur n’ait pas eu conscience de la nocivité de ses actes ou de la façon dont ils ont été interprétés. En outre, il est nécessaire d’assurer un suivi auprès de la victime, afin de lui faire comprendre qu’on a tenu compte de son expérience.

Le soutien social par l’empathie et l’altruisme

Tant les gestionnaires que les collègues de travail devraient être en mesure de reconnaître le stress et les dommages potentiels que l’incivilité sélective peut causer. Ils doivent aussi être prêts à apporter un certain soutien social à ceux qui en sont victimes. L’incivilité sélective peut en effet être court-circuitée par la prise de position active «d’alliés», c’est-à-dire de collègues qui s’efforcent de combattre les oppressions auxquelles les membres marginalisés de leur équipe sont confrontés en leur offrant du soutien et en défendant leurs intérêts. Pour contrer l’incivilité sélective, cette alliance peut, par exemple, être mise en œuvre par des collègues masculins caucasiens, qui occupent traditionnellement davantage de postes de pouvoir dans les organisations nord-américaines.

Lorsqu’un gestionnaire offre son soutien à une employé victime d’incivilité sélective, il doit être prêt à en apprendre davantage sur les expériences quotidiennes vécues par cette personne. Les manifestations «ponctuelles» d’incivilité peuvent être seulement une des pièces d’un bien plus grand casse-tête. En offrant une écoute attentive, on peut prendre conscience de schémas d’incivilité beaucoup plus larges qui existent dans son organisation. Tout au long de ce processus, il est important d’avoir de l’empathie pour l’employé, de baisser la garde et d’être prêt à entendre parler de ses propres erreurs potentielles. Des excuses personnelles de la part des gestionnaires peuvent constituer une étape importante vers un changement qui favorisera une culture de respect.

Les organisations doivent être attentives au fait que l’incivilité sélective peut agir comme une force qui maintient les dynamiques de pouvoir, les déséquilibres et les systèmes de discrimination existants. Les petits gestes irrespectueux envoient des signaux puissants aux employés issus de la diversité, ce qui se traduit par un préjudice réel pour ceux-ci et pour l’organisation tout entière.

Article publié dans l'édition Hiver 2023 de Gestion 


Notes

1- Shore, L. M., Cleveland, J. N., et Sanchez, D., «Inclusive workplaces: A review and model», Human Resource Management Review, vol. 28, n° 2, juin 2018, p. 176-189.

2- Nishii, L. H., «The benefits of climate for inclusion for gender-diverse groups», Academy of Management Journal, vol. 56, n° 1, décembre 2013, p. 1754-1774.

3- Cortina, L. M., «Unseen injustice: Incivility as modern discrimination in organizations», Academy of Management Review, vol. 33, n° 1, janvier 2008, p. 55-75.

4- Cortina, L. M., Kabat- Farr, D., Leskinen, E. A., Huerta, M., et Magley, V. J., «Selective incivility as modern discrimination in organizations: Evidence and impact», Journal of Management, vol. 39, n° 6, septembre 2013, p. 1579-1605.

5- Di Marco, D., Hoel, H., Arenas, A., et Munduate, L., «Workplace incivility as modern sexual prejudice», Journal of Interpersonal Violence, vol. 33, n° 12, juin 2018, p. 1978-2004.

6- Cortina, L. M., et al.,op. cit.

7- Ibid.

8- Bennett, J., «What if instead of calling people out, we called them in? – Prof. Loretta J. Ross is combating cancel culture with a popular class at Smith College» (en ligne), The New York Times, 19 novembre 2020.

9- Woods, F. A., et Ruscher, J. B., «“Calling-out” vs. “calling-in” prejudice: Confrontation style affects inferred motive and expected outcomes», British Journal of Social Psychology, vol. 60, n° 1, janvier 2021, p. 50-73.