Alors que l’IA générative fait une entrée remarquée dans nos vies, elle bouleverse aussi les façons de faire dans les organisations. Comment intégrer cette technologie sans heurts?

ChatGPT, Gemini, Copilot, Midjourney... L’IA générative s’est déployée en un temps record. Concrètement, elle permet de générer du texte, des images, de l’audio et des vidéos, et de créer du contenu à partir de données qui existent déjà. On peut écrire un livre, créer une œuvre d’art, composer une chanson : tout est possible... ou presque. Il suffit de passer une commande textuelle en définissant les paramètres, et le tour est joué!

De multiples applications

Cette technologie, qui en est encore à ses balbutiements, offre des possibilités infinies qu’on commence à peine à explorer. Bon nombre d’entreprises ont déjà suivi la tendance et intégré ces outils dans leurs activités quotidiennes.

L’agence Frank, par exemple, en a fait une alliée créative. «Chez nous, l’IA est au service de la créativité; nous avons trouvé le bon dosage. Nous l’utilisons pour créer du contenu marketing pour nos clients, des campagnes de publicité, des concepts vidéo, etc.», explique Pierre-Luc Paiement, cofondateur et président de l’agence.

Si l’IA est considérée comme un accélérateur de productivité qui permet à l’équipe de gagner du temps – environ 12,5 heures par semaine en moyenne –, elle ne se substitue pas pour autant à l’humain : elle vient plutôt lui faciliter la tâche. «À l’agence, nous juxtaposons l’intelligence humaine et l’intelligence artificielle. Il faut voir le processus comme un sandwich avec plusieurs couches : l’idée de départ, la compréhension du contexte et la commande humaine constituent la première tranche. L’IA représente la “viande” au milieu, et l’intervention humaine et la révision du contenu referment le sandwich», illustre-t-il.

Certes, l’IA est un outil qui permet d’être plus efficient, mais il n’en reste pas moins qu’elle manque d’empathie, d’esprit critique et de discernement. Elle n’est pas non plus exempte de biais, puisqu’elle se nourrit de données qui peuvent elles-mêmes en véhiculer. «Si l’information date de 1980, par exemple, elle est devenue obsolète et ne correspond plus à l’environnement actuel. Pour faire une bonne lecture et contextualiser, l’intervention humaine est essentielle», affirme Pierre-Luc Paiement.

De son côté, la jeune pousse Trampoline AI propose aux entreprises de simplifier la recherche d’information grâce à une interface qui remplace littéralement leurs centres de documentation. «L’employé peut poser une question et notre outil trouve la réponse, que ce soit dans un document Word, une conversation Slack ou un courriel», explique Édouard Reinach, fondateur et PDG de Trampoline AI. Là encore, l’IA offre un gain en efficacité non négligeable, sans parler du temps que les employés pourront désormais consacrer à des tâches qui ont une plus grande valeur ajoutée.

Le PDG estime qu’une organisation peut voir l’IA de deux façons : soit y recourir de façon ponctuelle en l’appliquant à un processus déjà existant afin de le rendre plus rapide et plus efficace, soit passer en mode systémique, l’IA devenant dès lors la composante fondamentale de la structure organisationnelle. «On pourrait effectuer une comparaison avec les modes de transport. Utilisée de façon ponctuelle, l’IA serait l’équivalent de posséder un cheval plus rapide. En mode systémique, en revanche, ce serait comme passer à l’automobile», illustre-t-il. Un véritable changement de paradigme…

Une utilisation exponentielle

Sur le terrain, l’IA générative est déjà largement utilisée. «Prenons des outils comme ChatGPT ou Copilot, qui aident à générer du texte ou à extraire de l’information de documents. La courbe d’apprentissage et la croissance sont très rapides, ce qui crée un sentiment d’urgence dans les entreprises», remarque Sylvain Sénécal, professeur titulaire au Département de marketing de HEC Montréal.

Selon lui, même s’il ne faut pas brûler les étapes, les organisations qui n’ont pas encore pris le virage ne devraient pas trop tarder à le faire, sous peine de rater le train. Elles doivent aussi apprivoiser les grands changements qui vont en découler. «Les travailleurs du savoir sont les plus susceptibles d’être touchés. En ayant recours à l’IA, les employeurs pourraient leur demander d’en faire davantage ou carrément supprimer leurs postes. Autrement dit, soit ils deviendraient une version augmentée d’eux-mêmes, soit ils seraient remplacés», constate le professeur.

Cela dit, le niveau de maturité des entreprises en matière d’IA est loin d’être uniforme. «Certaines sont bien synchronisées et accompagnent leurs employés dans cet apprentissage. D’autres ne se montrent pas suffisamment proactives, ou encore leurs employés l’utilisent déjà, mais sans nécessairement le mentionner à leur gestionnaire, ce qui peut créer des enjeux sur le plan de la sécurité», poursuit Sylvain Sénécal.

Voilà pourquoi il recommande aux organisations de prendre les devants et de s’assurer que l’IA soit utilisée à bon escient et dans les règles. «Certains travailleurs comprennent bien le fonctionnement de l’IA générative et ses limites, mais d’autres moins. Or, il faut garder en tête qu’il ne s’agit pas d’un logiciel traditionnel et toujours conserver son esprit critique. D’où l’importance que les employés soient bien formés et bien informés, fait-il valoir.

Repérer les early adopters

Quelles sont les bonnes pratiques à adopter lorsqu’on implante l’IA générative? Pierre-Luc Paiement suggère de commencer par bien cerner les besoins de l’entreprise et voir à quelles fins cet outil sera utilisé. Une démarche essentielle, si on veut se doter d’une technologie adéquate et pertinente. Ensuite, il faudra identifier un produit bien adapté pour remplir cette tâche. «Pour faire le bon choix, on ne doit pas hésiter à consulter son réseau, à demander des avis et à lire les commentaires des utilisateurs», dit-il.

Il insiste aussi sur la nécessaire prise de conscience des risques reliés à l’utilisation de cet outil, tant pour ce qui est des biais qu’ils renferment et de la cybersécurité que des enjeux en matière de protection des données personnelles et organisationnelles. «Mais cela ne doit pas nous empêcher d’être agiles, afin que les gens puissent le tester rapidement à l’interne. Si on exerce un contrôle trop serré, on risque de voir les jeunes partir vers d’autres entreprises qui ont déjà suivi la tendance. On doit laisser la relève se nourrir de ce nouveau savoir, tout en trouvant un juste équilibre entre encadrement et marge de manœuvre», mentionne-t-il.

Pour partir du bon pied, les gestionnaires pourraient commencer par cibler ceux qui, dans leur équipe, mettent déjà l’IA générative à contribution dans leurs tâches. «Ces early adopters les aideront à déterminer à quels niveaux et dans le cadre de quels processus cette technologie s’avérera pertinente. On doit absolument éviter de sous-utiliser les ressources humaines à l’interne : cela constituerait un frein à l’implantation et à l’innovation. C’est pourquoi il faut demander aux employés de lever la main si le projet d’exploration les intéresse», souligne Édouard Reinach.

L’étape suivante consistera à cartographier l’écosystème en dressant un inventaire des technologies, des logiciels et des autres sources d’information déjà utilisés à l’interne, afin de déterminer de quelle façon on pourra y intégrer l’IA.

Édouard Reinach rappelle que les gens ont tendance à adopter naturellement ce qui leur permet d’améliorer leur quotidien. Il en va ainsi pour l’IA générative, un changement qui, s’il est bien orchestré, peut être bénéfique non seulement pour l’organisation, mais aussi pour les employés.

Prévenir les risques juridiques

Adopter de nouvelles technologies pour améliorer sa performance est judicieux, mais encore faut-il agir dans le respect des lois et des droits de chacun. À ce chapitre, Caroline Jonnaert, directrice, avocate et agente de marques chez Robic, indique qu’il y a trois grands axes à considérer. «Le contenu soumis au système d’IA peut renfermer des renseignements personnels. Dans un souci de protection de la vie privée, on doit donc demander les autorisations nécessaires», précise-t-elle.

De plus, les informations qui alimentent l’IA – textes, images, photos, musique, etc. – peuvent aussi susciter des enjeux en matière de propriété intellectuelle. «Dans ce cas, il faudra obtenir les autorisations ou s’assurer que la loi nous permet d’utiliser ces données. De plus, on devra faire en sorte que le contenu généré par l’IA soit protégé en matière de droits d’auteur», ajoute l’avocate.

Enfin, la responsabilité civile de l’entreprise pourrait également être engagée si l’IA produit un contenu non adéquat. Il faudra donc s’assurer que ce dernier est exempt de biais, et qu’il soit juste, éthique et d’actualité. «Une cause a été portée devant les tribunaux en Alberta, dans le cadre d’un dossier où un agent conversationnel (chatbot) d’une compagnie aérienne a donné un renseignement erroné à un client. Ce dernier a poursuivi l’entreprise, laquelle a été tenue responsable», explique Me Caroline Jonnaert.

Toutefois, bien que le législateur s’affaire à développer différents cadres juridiques, il n’existe pas encore de lois qui régissent spécifiquement l’IA. Au Québec, il y a la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, mais elle ne touche que partiellement l’IA et l’usage qui en est fait.

En attendant, les entreprises ont donc tout intérêt à se doter de politiques internes et à se questionner sur différents aspects qui, à l’avenir, pourraient s’avérer problématiques sur le plan juridique. Elles doivent, par exemple, identifier les outils auxquels elles ont recours et pourquoi elles le font, déterminer si leur utilisation s’effectue de bout en bout ou uniquement pour certains éléments très précis, etc.

«En tout état de cause, il est préférable de se munir des versions professionnelles des outils d’IA et non des versions gratuites, car elles confèrent habituellement davantage de protection et de garanties en matière de respect des droits», souligne l’avocate, qui rappelle que la proactivité est toujours de mise pour anticiper et prévenir les risques juridiques.

Article publié dans l’édition Automne 2024 de Gestion