Les questions de gestion des États sont souvent invisibles aux yeux des citoyens. On s’imagine que la fonction publique opère, tranquillement, et que les choses se font selon les directives des ministres et des gouvernements. Mais 2023 aura dessillé les yeux de plusieurs Canadiens.

Marie-France Bazzo

Marie-France Bazzo est sociologue de formation, productrice et animatrice.

L’année venait à peine de commencer qu’une enquête de Radio-Canada nous apprenait qu’après les États-Unis, la France, l’Allemagne et le Mexique, le gouvernement canadien avait recours à la firme américaine d’experts-conseils McKinsey. Le gouvernement Trudeau l’a abondamment utilisée, souvent sans appel d’offres. Plus de 100 millions de dollars en sept ans. Cette société aurait entre autres travaillé à la nouvelle politique d’immigration qui promet de renouveler littéralement la face du Canada, le tout sans aucune discussion démocratique.

Pas étonnant que les partis d’opposition à Ottawa aient forcé la tenue d’une enquête parlementaire sur l’influence de la firme de conseillers. Elle fait d’ailleurs l’objet d’une enquête sénatoriale en France pour ses pratiques financières, à tous les étages de la Macronie. Le nom de McKinsey fleure régulièrement le scandale.

Je ne suis pas naïve : je sais que les gouvernements ont régulièrement recours à l’expertise du privé, par exemple pour gérer des crises, comme le gouvernement du Québec et d’autres administrations l’ont fait pendant la pandémie avec la même McKinsey. Au Québec, ce furent 35 millions sur deux ans. McKinsey aurait pris des décisions cruciales dans le plan de match vaccinal du Québec et serait au coeur de décisions capitales, entre autres à propos de la gestion du personnel des CHSLD. Mais le recours systématique, caché (on ne sait pas quels sont les ministères touchés ni les conseils donnés), pose problème. Le processus de consultation et de délégation, qui est l’essence même de la démocratie, est perverti.

Cela soulève la question de la légitimité de la gestion de l’État. Car les fonctions publiques nationales existent ; elles assurent la continuité de la gouvernance au-delà des partis au pouvoir, elles voient à exécuter ce qui a été voté, ce qui a été discuté dans l’espace public. On y trouve d’ailleurs une véritable expertise, des pépites de compétences. Or, depuis quelques années, on dénigre allègrement la fonction publique. Au Canada, sous Harper, on a sabré ses effectifs et son expertise. Résultat : une fonction publique démotivée, qui a perdu son identité et ses repères, qui se questionne sur son utilité, qui ne prend plus de risques, de peur de déplaire davantage aux gouvernants. Nos États se désagrègent de l’intérieur.

C’est ici qu’interviennent des firmes comme McKinsey. Devant l’aveu d’impuissance des gouvernements face à des problèmes globaux ou inédits, elles arrivent avec des solutions globales. Et quand, à force de coupes et de défiance, on a décrédibilisé la fonction publique et on a délégué au privé, non seulement le contribuable paie-t-il doublement pour des services – au public ET au privé –, mais il en vient aussi à perdre confiance dans les institutions. On active son cynisme, qui est déjà dans le tapis ces années-ci.

Que font exactement ces firmes? Cela, nul ne le sait ; elles ne sont pas dans l’obligation de rendre des comptes. Jamais. Comprennent-elles finement les cultures nationales dans lesquelles elles interviennent? Tous les États n’ont pas la même démographie, la même histoire, les mêmes intérêts. Pourtant, les solutions semblent one-size-fits-all… Ça pose des questions de compétence, de sincérité et de pertinence à propos de ces entreprises.

Ultimement, la délégation de la gestion des États, petits ou grands, développés ou moins, met en lumière un troublant problème de gouvernance en démocratie. Nous vivons des campagnes électorales intenses, nous nous faisons promettre des choses, on nous somme de nous intéresser à des enjeux soi-disant capitaux pour la bonne marche de la Nation, et voilà que des experts «mondialisants» appliquent des grilles et des programmes standardisés par-dessus la tête des fonctionnaires, des élus, des citoyens. Les journalistes de Radio-Canada qui ont dévoilé cette situation n’avaient pas tort de parler d’un «État fantôme transnational».

En fin de compte, les États, provinces et administrations qui engagent McKinsey se retrouvent à payer deux fois pour une gestion opacifiée, dont la légitimité et la compétence sont contestables, et qui ne tient pas nécessairement compte en profondeur des enjeux locaux. Et finalement, le recours dissimulé (ou si peu) de firmes d’experts est une attaque à la démocratie déjà poquée, une dépossession consentie, entre les mains d’apprentis sorciers dont nous ne connaissons ni les allégeances ni le dessein, à part bien sûr de s’en mettre plein les poches et de faire un spectaculaire gros trip de pouvoir transnational…

Est-ce de la bonne gestion pour autant? Tout cela me dit qu’on devrait voir à NOS affaires plus qu’un jour tous les quatre ans.

Article publié dans l'édition Printemps 2023 de Gestion