Article publié dans l'édition Automne 2020 de Gestion

Repositionner son entreprise au carrefour de l’économie et de l’humanisme : voilà un processus qui ne peut pas s’envisager sans tenir compte des valeurs qui contribuent à la construction d’un monde meilleur. Votre entreprise incarne-t-elle ces valeurs? Et vous, êtes-vous un leader progressiste?

Ce qui détermine le succès ou l’échec d’une entreprise a souvent trait à sa culture organisationnelle. Cette culture se construit au fil du temps grâce à l’acquisition de façons de faire, de façons d’être et de convictions qui témoignent des valeurs véhiculées de façon explicite ou implicite par l’entreprise. Il faut évidemment distinguer les valeurs qu’on affiche et celles qu’on incarne véritablement1. Par exemple, l’intégrité, bien que proclamée haut et fort par de nombreux dirigeants, est souvent contredite par des agissements déviants comme des malversations. Qu’elle soit conservatrice ou progressiste, une entreprise a tout intérêt à définir ses valeurs : elle en a besoin pour recruter et mobiliser son personnel, pour prendre des décisions et pour mettre en œuvre sa stratégie.


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L’entreprise progressiste, dont la raison d’être est tant sociétale qu’économique, ne pourra être fidèle à sa vision fondatrice que si elle adopte les valeurs de l’humanisme (respect, ouverture, bienveillance, etc.). Ainsi, une entreprise qui élabore sa stratégie en fonction de l’économie circulaire devra faire preuve non seulement d’un respect absolu à l’égard de la nature et des ressources mais aussi d’un sens aigu de l’équité et de la solidarité envers ses partenaires de la chaîne de production et envers les générations futures.

Que signifie le mot valeur ?

La confusion à propos du mot valeur provient du fait qu’on n’établit pas la distinction entre ce qu’on valorise, ce qu’on juge important et ce qui nous sert de guide pour décider et pour agir dans la perspective de faire le bien. Beaucoup d’entreprises clament que leur première valeur, c’est le client, l’innovation ou le travail d’équipe. Or, il s’agit là d’objectifs, d’approches, de façons de faire prioritaires, mais pas de valeurs en soi.

Les valeurs nous dirigent plutôt sur le chemin de l’éthique2, qu’on peut comparer à la route que choisit de suivre le capitaine d’un navire lorsque les conditions météorologiques sont mauvaises. Il maintiendra son cap et parviendra à destination à l’aide de balises. Or, les valeurs d’un individu ou d’une organisation, ce sont précisément ces balises. Elles sont ces guides qui nous animent ; elles puisent leur origine et leur force dans notre intellect et dans nos émotions.

 

 

Les valeurs de l’entreprise progressiste

Certaines valeurs permettent tout d’abord de bien vivre ensemble en favorisant l’harmonie entre les personnes. Ces valeurs sont les suivantes :

  • le respect des individus et des choses;
  • l’intégrité et ses corollaires, c’est-à-dire l’honnêteté, la franchise, la sincérité et la droiture ;
  • l’équité, pour des rapports sains qui tiennent compte des circonstances;
  • l’ouverture à l’autre, soit l’attention accordée aux gens, la confiance spontanée, une posture accueillante envers la différence et la prise en compte de cette différence.

À ces valeurs d’harmonie s’ajoutent des valeurs d’engagement qui contribuent à mobiliser les individus afin qu’ils œuvrent à l’émergence d’un monde meilleur :

  • l’ouverture à l’autre, qui joue un rôle pivot en étant à la fois valeur d’harmonie et valeur d’engagement;
  • la générosité, qui incite à agir au-delà de ce qu’impose le sens du devoir ;
  • la solidarité, c’est-à-dire la coopération et l’entraide.

L’ouverture à l’autre se situe au carrefour de ces deux catégories de valeurs : d’une part, l’accueil bienveillant à l’égard des personnes et des idées; d’autre part, l’action, la volonté de décision et la mobilisation (voir le schéma ci-dessous).

Les valeurs de l’harmonie constituent le socle à partir duquel les valeurs de l’engagement peuvent s’ériger et trouver un sens. Ainsi, dans une organisation, on ne peut pas parler de solidarité en faveur de la population d’un quartier défavorisé si on ne se respecte pas d’abord les uns les autres à l’interne.

Des valeurs bien nommées

Toute entreprise a donc intérêt à s’inspirer de cette architecture bâtie autour de l’harmonie et de l’engagement, deux mots qui résument parfaitement ce qu’est une entreprise progressiste. Chacun peut bien sûr choisir les mots qui lui conviennent le mieux, mais il faut toutefois veiller à ne pas confondre les effets d’une valeur avec la valeur elle-même. La transparence n’étant pas toujours souhaitable, préférons par exemple l’intégrité.

La bienveillance, l’empathie et l’humilité, trois dispositions qu’il faut nourrir, sont le fruit de deux valeurs : le respect et l’ouverture à l’autre. Quant à la confiance, souvent présentée comme une valeur de base, elle s’exprime ici comme le résultat ou comme l’aboutissement de trois valeurs : l’intégrité, le respect et l’ouverture à l’autre. D’ailleurs, on entend couramment parler de confiance et d’ouverture comme s’il s’agissait de synonymes ; ce n’est pas faux, mais la preuve de cette confiance vient avant tout du respect au quotidien, de l’intégrité et de la sincérité. Il en va de même pour la notion de partage, si importante dans une entreprise progressiste : le partage se situe en effet au croisement des trois valeurs fondamentales que sont l’ouverture à l’autre, la solidarité et la générosité.

Toute entreprise peut ajouter au modèle proposé ci-dessus des valeurs comme le courage, la rigueur et l’audace, mais on doit éviter de surcharger la barque : il est souvent préférable de s’en tenir aux valeurs non négociables.

Une perspective individuelle

Quand il souhaite créer ou transformer une entreprise en fonction d’une raison d’être progressiste, tout dirigeant doit s’interroger sur ses propres valeurs et sur celles de son organisation afin de répondre à la question suivante : suis-je un leader véritablement progressiste?

Selon une perspective individuelle, ce dirigeant peut se référer aux six valeurs de l’entre- prise progressiste, en les disposant toutefois sur une grille dont la forme diffère légèrement de celle du sablier utilisée pour l’organisation elle-même (voir le schéma ci-dessous).

 

 

Lorsqu’une personne est totalement engagée et au service des autres, on la considère comme un être altruiste, généreux et désintéressé. Or, à l’opposé de l’altruisme, il y a la cupidité. Un être cupide est égocentrique et utilise les gens à des fins intéressées. Son avidité est telle qu’il ne se préoccupe que de sa prospérité personnelle, les problèmes de l’humanité étant ceux des autres et non les siens.

Un leader ne peut pas se lancer sur la voie de l’entreprise progressiste si son comportement n’est pas en adéquation avec les valeurs qu’il affirme prôner, aussi exemplaires soient-elles. Cette cohérence doit-elle être parfaite ? non, mais elle doit être suffisante pour éviter les critiques et pour susciter la mobilisation souhaitée.

Agir, transformer et diriger

L’adoption de valeurs progressistes exige que les principaux acteurs s’imposent des comportements exemplaires et que l’entreprise institue des pratiques ou instaure des programmes appropriés. Il convient d’ailleurs de communiquer davantage à propos de ces comportements et de ces façons de faire (voir le tableau plus bas) qu’au sujet des valeurs elles-mêmes.

Lorsque ces valeurs sont bien établies, on peut se lancer dans des actions véritablement transformantes, par exemple celles-ci :

1) La responsabilisation des clients

L’entreprise invite ses clients à réfléchir à l’usage plutôt qu’à la propriété et à mesurer les répercussions de leurs achats. Cette approche pédagogique requiert de l’ouverture d’esprit et de la générosité.

2) L’établissement de relations de partenariat avec les fournisseurs

L’entreprise organise chaque année une session de réflexion stratégique avec ses fournisseurs clés. Cette activité doit être empreinte d’une grande ouverture à l’autre et d’une grande intégrité.

3) L’implication locale de l’entreprise

L’entreprise met sur pied un programme de covoiturage conjoint avec des organisations voisines. Ce projet demande de la solidarité et de la générosité.

4) L’inversion de la pyramide

La transformation d’une organisation hiérarchisée de façon traditionnelle en organisation conçue pour des équipes autonomes où les chefs sont au service de ceux qu’ils dirigent exige un degré de confiance élevé que seuls le respect des uns envers les autres et la solidarité peuvent inspirer.

 

Les valeurs progressistes à l'œuvre : quelques exemples

Valeurs progressistes Comportements Façons de faire
Le respect « Avant le début de chaque réunion, je conviens avec les autres participants de l’heure à laquelle cette rencontre doit prendre fin. » « Nous avons affiché dans nos salles de réunion le proverbe persan suivant : “Tu as une bouche pour parler et deux oreilles pour écouter deux fois plus.” »
L'intégrité « Si je ne le sais pas, je le dis. » « Lorsque nous devons communiquer les données personnelles d’un client, nous obtenons au préalable son autorisation expresse. »
L'équité « En dépit des règles d’usage, je peux accélérer, en tant que directeur de service, la progression d’un de mes employés dont le talent et les résultats sont remarquables. » « Nous proposons d’abord les heures supplémentaires aux personnes dont la situation financière est précaire. »
L'ouverture à l'autre « Lorsque, en réunion, je propose de débattre d’un problème, je fais d’abord un tour de table et je m’exprime ensuite. » « Dans notre processus de recrutement, nous accordons un point de plus sur vingt aux personnes issues de la diversité (immigrants, jeunes, femmes, etc.). »
La générosité « Je mentionne systématiquement les efforts consacrés par quelqu’un ou par une équipe à la résolution d’un problème. » « Dans notre centre d’appels, nous répondons aux clients sans limite de temps. »
La solidarité « Je peux apporter mon aide à n’importe quelle personne de l’entreprise qui me sollicite. C’est moi qui juge si je dois en informer mon supérieur. » « Aux caisses de nos magasins et dans notre système de paie, nous avons adopté le principe de l’arrondi au profit d’une association de personnes handicapées. »

 

Les valeurs : une question de leadership

Soyons directs : au-delà de son adhésion spontanée ou raisonnée au concept d’entreprise progressiste, le dirigeant d’une entreprise a-t-il les comportements et les aptitudes nécessaires pour véhiculer efficacement les valeurs humanistes ? Emmanuel Faber, chez Danone, et Marie-Josée richer, chez Prana, sont des exemples de leaders inspirants. Ils ont agi et agissent toujours en fonction de ce qu’ils sont.


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Pour savoir si un dirigeant a le bon profil, on peut lui adresser ces quatre questions :

  • Est-il au service des autres ?
  • Peut-il passer facilement du je au nous ?
  • La vision qu’il exprime est-elle mobilisatrice ?
  • Fait-il corps avec cette raison d’être au service d’un monde meilleur ?

Ces quatre énoncés sont simples. Toutefois, les réponses le sont moins. La clé se trouve dans les valeurs que le leader incarnera au quotidien.


Notes

1 Voir notamment : Barrett, R., The Values-Driven Organization unleashing Human Potential for Performance and Profit, Abingdon-on-Thames (G.-B.), Routledge, 2013, 28 pages; Sisodia, R., Sheth, J. N., et Wolfe, D., Firms of Endearment – How World Class Companies Profit from Passion and Purpose, Upper Saddle River (NJ), Pearson FT Press, 2014, 320 pages; Rhoades, A., et Covey, S. R., Built on Values – Creating an Enviable Culture that Outperforms the Competition, San Francisco, Jossey-Bass, 2011, 256 pages.

2 À ce sujet, on pourra lire notamment Villemure, R., L’Éthique pour tous… même vous!, Montréal, Éditions de l’Homme, 2019, 216 pages.