Article publié dans l'édition été 2016 de Gestion

Longtemps constitués d’une majorité de joueurs d’origine québécoise, les Canadiens de Montréal n’en comptent plus que trois de nos jours. Or, la clé du succès de cette équipe de hockey auprès du public a longtemps été son identité francophone. Avec une stratégie de marketing reposant en partie sur la réputation des Canadiens comme équipe gagnante et sur ses joueurs francophones légendaires, l’organisation ne risque-t-elle pas, à terme, de fragiliser sa popularité auprès du public ?


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Je suis né en 1955. Quelle chance ! Les Canadiens de Montréal ont gagné la coupe Stanley les cinq premières années de ma vie, soit de 1956 à 1960. Au cours des deux décennies suivantes, ils ont ajouté dix coupes Stanley à leur palmarès. C’était la belle époque de ceux qu’on appelait, au Canada anglais, les Flying Frenchmen : Maurice Richard, Henri Richard, Jean Béliveau, Guy Lafleur et tant d’autres joueurs moins connus mais tout aussi dévoués à leur sport et à leur public. Ces joueurs avaient des revenus modestes mais étaient en symbiose avec leurs partisans, et leurs noms résonnaient dans toutes les communautés du Québec. Cette forte identité francophone n’excluait pas les joueurs anglophones, qui venaient souvent de Montréal ou de l’Ontario. Les Canadiens de Montréal, l’équipe la plus auréolée de l’histoire des sports professionnels en Amérique à l’époque, étaient célèbres du Canada à la Russie en passant par la Tchécoslovaquie, où Maurice Richard fut reçu en héros en 1959.

geoff molson

Geoff Molson, 44 ans, est propriétaire, président et chef de la direction des Canadiens depuis 2009.

Photo : Club de hockey Canadien Inc.

Cette tradition gagnante a été construite à partir de joueurs locaux auxquels il était facile de s’identifier. Les propriétaires anglophones de l’équipe se faisaient bien discrets mais empochaient les dollars, souvent au détriment des joueurs, qui étaient très peu payés. La stratégie était simple : recruter les bons joueurs de chez nous, les faire jouer ensemble avec passion et passer à la caisse. Mais les temps ont bien changé : les Canadiens n’ont gagné la coupe Stanley que deux fois au cours des trente dernières années et les Flying Frenchmen ont disparu. Pourtant, l’équipe reste populaire et très profitable. Que s’est-il passé, exactement ? Pourquoi les Canadiens en sont-ils rendus là ?

Une organisation modernisée

De nos jours, les Canadiens ne comptent plus que trois joueurs d’origine québécoise. C’est à partir du milieu de la décennie 2000-2010 que les joueurs québécois et canadiens-français (hors Québec) sont devenus une rareté dans l’équipe.

La raison invoquée par la direction et maintes fois exprimée par Pierre Boivin, président de l’équipe de 1999 à 2011, c’est que les Canadiens de Montréal ne sont plus les seuls à repêcher des joueurs québécois et canadiens-français ; de toute façon, il y en a moins de nos jours, compte tenu de la venue de joueurs européens et américains de talent qui s’imposent au sein de la Ligue nationale de hockey (LNH). Toutefois, la direction de l’équipe dit toujours donner la préférence à un joueur québécois, à talent égal, lorsque vient le moment du repêchage des joueurs amateurs.

Mais est-ce si important, finalement ? Les Canadiens de Montréal sont aujourd’hui une organisation très rentable qui vaut plus d’un milliard de dollars. L’organisation ne compte plus uniquement sur son équipe pour faire des profits. Les frères Molson, qui ont acquis l’équipe en 2009, ont maintenu et même développé les stratégies élaborées sous le propriétaire précédent, l’Américain George Gillett, et la présidence de Pierre Boivin, spécialiste du marketing. Quand il est arrivé, en 1999, les Canadiens n’allaient pas très bien et comptaient des milliers de billets invendus à chaque match. « Il fallait absolument moderniser l’organisation et se doter d’une structure de ventes et de marketing. Je ne veux pas blâmer mes prédécesseurs, mais disons qu’ils se fiaient surtout aux performances sur la patinoire pour remplir les gradins », avait alors expliqué Pierre Boivin à L’actualité en mars 2013.

Aucun doute que l’équipe ne connaissait pas le succès escompté à l’époque, mais il faut rappeler que ces difficultés sont survenues au même moment où l’équipe n’avait plus de vedettes francophones à la suite des départs de Patrick Roy en 1995 et de Vincent Damphousse en 1999. Cette situation a eu un effet indéniable sur la popularité de l’équipe. On a donc fondé la nouvelle stratégie de marketing sur la réputation des Canadiens comme équipe gagnante et sur ses joueurs francophones légendaires, qui sont depuis lors mis en vedette au Centre Bell, transformé en véritable sanctuaire : spectacles vidéo d’avant-match, grandes statues de bronze à la place du Centenaire, plaques-hommages, etc.

Stratégie de diversification

En plus de cette stratégie de marketing, les Canadiens s’impliquent de plus en plus dans le monde du spectacle et de la culture par l’entremise du groupe Evenko, qui présente une centaine de spectacles de vedettes locales et internationales chaque année au Centre Bell. Depuis l’arrivée de Geoff Molson, en 2009, Evenko a pris de l’expansion, notamment en faisant l’acquisition de l’Équipe Spectra en 2013. Avant cet achat, Evenko comptait déjà 34 % de l’auditoire de spectacles au Québec. L’ajout de l’Équipe Spectra a ainsi consolidé la place du Groupe CH – le nom qui chapeaute désormais les Canadiens de Montréal et leurs divisions – dans ce secteur : son portefeuille est maintenant constitué d’événements prestigieux comme le Festival international de jazz de Montréal, les FrancoFolies, Montréal en lumière et plusieurs autres.

Le Groupe CH est également devenu propriétaire de deux autres salles de spectacles, le Métropolis et l’Astral, en plus du théâtre Corona et du Centre Bell. Il produit désormais plus de 1 200 spectacles chaque année, généralement très populaires et très rentables. Comme l’a expliqué Geoff Molson, cette source de revenus du secteur du spectacle « doit être assez forte pour nous soutenir durant les périodes difficiles » (La Presse, 15 octobre 2015), par exemple lorsque le dollar canadien est faible par rapport à la devise américaine, lors d’un lock-out dans la LNH ou lorsque l’équipe connaît une mauvaise année et ne parvient pas à se rendre en séries éliminatoires.

Cette stratégie de diversification comporte aussi les projets immobiliers du Groupe CH sur les terrains adjacents au Centre Bell, essentiellement des tours de condos et de commerces, tous très importants pour le développement du centre-ville de Montréal. La Tour des Canadiens 2 vient d’ailleurs de remporter l’or dans la catégorie « communauté de l’année » dans le cadre des prix 2016 remis par l’organisation américaine National Sales and Marketing Council pour son volet de développement immobilier du Quad Windsor et a aussi reçu plusieurs autres prix (meilleur design architectural, meilleure campagne publicitaire, etc.).

Une redoutable machine de marketing

L’implication grandissante du Groupe CH dans la communauté fait elle aussi partie de la stratégie de marketing de l’équipe. La construction de patinoires extérieures réfrigérées dans les milieux défavorisés montréalais et québécois s’inscrit dans cette tendance. Les Canadiens de Montréal financent la construction de ces installations grâce au programme Bleu Blanc Bouge de la Fondation des Canadiens pour l’enfance, qui a ainsi permis de construire sept patinoires dans la grande région de Montréal. Une huitième patinoire sera aménagée à Sherbrooke en 2017. Les patinoires, qui coûtent plus d’un million de dollars chacune, sont ensuite confiées à des organismes locaux qui en assurent la gestion.

Tous ces éléments contribuent à faire des Canadiens la marque commerciale la plus populaire au Québec, selon les spécialistes du marketing québécois. L’organisation sait la mettre en marché d’une foule de manières, notamment parl’entremise de produits dérivés, de partenariats avec d’autres entreprises, de contrats de télévision lucratifs et d’une émission de télévision (24 CH). Selon la revue Forbes, la marque vaut à elle seule 148 millions de dollars américains alors que l’équipe elle-même a enregistré des profits de 91 millions en 2014-2015.

fondation CH

Inauguration d’une des patinoires extérieures financées par le programme Bleu Blanc Bouge de la Fondation des Canadiens pour l’enfance. 

Youppi est la mascotte des Canadiens depuis 2005. Il s’agit d’une des figures les plus populaires auprès des enfants québécois.

Photo : Club de hockey Canadien Inc.


Autrement dit, cette organisation semble avoir troqué son identité traditionnelle – les joueurs québécois et canadiens-français enracinés dans leur milieu – contre une redoutable machine de marketing. Les Canadiens vendent leur marque et leur tradition gagnante avec succès. Toutefois, ils semblent avoir laissé de côté ce qui les a longtemps distingués : des joueurs francophones au sein de l’équipe. Cet élément devrait toujours constituer leur principal actif afin de maintenir leur avantage concurrentiel. L’organisation pourra-t-elle continuer à s’appuyer sur cette tradition s’il y a de moins en moins de joueurs francophones et si l’équipe ne gagne plus ? N’oublions pas que si la ville de Québec obtenait une équipe de la LNH, cette nouvelle formation pourrait prendre la place des Canadiens dans le cœur des Québécois francophones.

L’arrivée de Marc Bergevin à la tête des Canadiens de Montréal avait ravivé les espoirs de voir renaître l’identité francophone de cette équipe de hockey. Il est vrai que de nombreux anciens joueurs francophones ont été nommés à des postes clés au sein de l’organisation, mais qu’en est-il du côté des joueurs ? « Le fait francophone, il n’y a aucun doute que c’est important pour moi. Les jeunes joueurs du Québec sont dans notre cour. Ma vision, c’est celle-ci : mettre le personnel en place pour s’assurer qu’on ne manque pas les gars du Québec », avait pourtant assuré Marc Bergevin à La Presse en mai 2012. Or, si on souhaite bâtir une équipe solide avec un bon noyau de joueurs québécois et canadiens-français, il faudra d’abord en repêcher, ce qui permettra ensuite d’en obtenir d’autres plus facilement par des échanges ou comme agents libres. Il est évident que les Canadiens n’ont pas retenu cette approche.

Peut-être s’agit-il d’une question non pertinente ? Dans notre monde ouvert sur toutes les cultures, vouloir bâtir une équipe de hockey autour d’un noyau de joueurs québécois et canadiens-français peut relever de la nostalgie. Cependant, je pense que l’engouement culturel suscité par une équipe de ce type a toujours été un atout pour les Canadiens, et la direction serait bien téméraire de s’en priver. C’était là sa marque distinctive, son avantage concurrentiel : pouvoir créer une telle synergie entre les joueurs, soulever la foule, remporter des matchs impossibles à gagner, comme en 1986 et en 1993, avec des équipes pas très fortes mais soudées et en symbiose avec les partisans.

Pour l’instant, cela ne semble pas avoir d’importance chez les Canadiens : le marketing, la marque et les activités connexes font l’affaire. Mais pour combien de temps encore ? Pourtant, l’un n’est pas en contradiction avec l’autre. Une identité forte, que même des joueurs nord-américains ou étrangers peuvent apprécier, peut se combiner à un marketing moderne et efficace.