Article publié dans l'édition automne 2015 de Gestion

Une bonne idée qu’on n’arrive pas à faire passer... Un dossier stratégique qui stagne... Un changement qui prend du temps à s’opérer... Voilà autant de situations frustrantes et déconcertantes auxquelles les organisations risquent tôt ou tard de se heurter. Pourquoi une idée longuement mûrie et testée ne trouve-t-elle pas écho ? Pourquoi un dossier jugé stratégique n’avance-t-il pas ? Pourquoi le changement, dont on a pourtant démontré le bien-fondé, est-il au point mort ?

Les réponses à ces questions sont souvent complexes, allant d’une mauvaise lecture des enjeux individuels et organisationnels à la mise en œuvre bâclée des activités sous-jacentes à certains processus organisationnels. Ces situations peuvent aussi être le symptôme d’une évaluation erronée et d’une mauvaise utilisation de son pouvoir. D’où vient le pouvoir ? Comment peut-on en mobiliser les ressources et le déployer efficacement ? Ce sont là des questions sur lesquelles se sont penchés bien des experts, et pour cause : le pouvoir est au centre de l’activité des dirigeants qui, bien souvent, ignorent en quoi il consiste et ce sur quoi il repose. Ceci explique que ces dirigeants évaluent parfois mal le pouvoir qu’ils détiennent, tant sur le plan quantitatif que sur le plan qualitatif. Pourtant, une évaluation objective des leviers de pouvoir dont on dispose permet de cerner si, dans une situation particulière, on aura de l’influence ou non, cette influence étant tributaire du pouvoir. En d’autres mots, le pouvoir relève de notre capacité à amener les autres à faire ce qu’on veut qu’ils fassent, tandis que l’influence se constate lorsqu’ils font effectivement ce qu’on souhaite. Il suffit d’observer la façon dont les gens se comportent en notre présence pour savoir si on possède vraiment du pouvoir : s’ils adoptent les comportements souhaités, on peut alors en conclure qu’on a réussi, d’une manière ou d’une autre, à les influencer grâce à notre pouvoir. Mais d’où vient le pouvoir ?


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Le pouvoir sans influence

Prenons l’exemple de Louise. Voilà maintenant deux mois qu’elle tente sans succès de mobiliser ses directeurs autour d’un projet stratégique pour l’organisation. À force de discussions et de tractations, le projet a lentement pris forme sous l’impulsion des idées de chacun... mais rien ne bouge : tous ont assuré Louise de leur appui, mais les paroles ne se traduisent pas en gestes concrets. Ayant rallié les directeurs autour de son projet, il ne fait aucun doute que Louise jouit du pouvoir de groupe. Cependant, ce seul levier ne suffit pas à faire avancer le projet. Si elle faisait l’inventaire des leviers de pouvoir dont elle dispose dans cette situation, Louise pourrait mieux cerner les origines du problème : ses directeurs reconnaissent-ils ses compétences ? Possède-t-elle l’expertise requise ? Connaît-elle les tenants et aboutissants du projet afin d’être en mesure de les expliquer à ses directeurs ? Peut-elle compter sur un réseau de personnes prêtes à partager avec elle leurs compétences et l’information qu’elles détiennent ? Est-elle appréciée de ses directeurs ? Enfin, pourrait-elle faire usage de son autorité pour faire progresser le projet ? A-t-elle accès au pouvoir de récompense, voire au pouvoir de coercition, pour le faire avancer ? C’est en évaluant avec lucidité ses leviers de pouvoir et en agissant concrètement pour acquérir ceux dont elle a besoin que Louise deviendra plus influente et que la « force sera avec elle » !

Le pouvoir structurel

pouvoir conjoncturelLe pouvoir a deux natures : structurelle et conjoncturelle. Le pouvoir structurel est associé à la position qu’on occupe au sein de l’organisation, c’est-à-dire dans l’organigramme. Notre position révèle donc les bases du pouvoir structurel auxquelles nous avons accès. Une base (ou un pilier) de pouvoir est essentiellement un levier qu’on peut utiliser pour exercer de l’influence. Toute position verticale dans l’organigramme est associée à l’autorité : plus la position qu’on y occupe est élevée, plus notre pouvoir d’autorité est fort ; on parle alors d’intensité du pouvoir. L’autorité est la capacité d’obliger des employés à faire ce qu’on attend d’eux quand on est le patron. Ces derniers sont les subalternes de celui qui détient l’autorité. L’étendue du pouvoir est proportionnelle au nombre de personnes qui relèvent de celui qui le détient. Il est clair que les dirigeants exerçant un pouvoir fort et étendu occupent une position avantageuse au sein de l’organisation. Ils peuvent en effet compter sur un grand nombre de personnes pour exécuter les tâches qu’ils souhaitent leur voir faire. Mais attention : abuser de son pouvoir d’autorité peut mener les employés à se rebeller ! En général, on s’attend à ce qu’un patron exerce son autorité pour la bonne marche des activités et que ses subalternes sentent qu’il y a un « capitaine » capable de diriger le navire et, en cas de tempête, de donner les ordres qui s’imposent pour arriver à bon port ... Cela dit, ceux qui abusent de leur autorité alimentent, souvent à leur insu, la rébellion : les dictateurs n’ont pas la cote au sein de nos organisations.

Le pouvoir d’autorité permet d’accéder à une deuxième source de pouvoir structurel : le pouvoir de récompense. Ce type de pouvoir est mobilisé lorsqu’un patron reconnaît clairement la contribution des membres de son équipe et leur permet de tirer des bénéfices – tangibles ou non – du travail qu’ils ont accompli. Ces marques de reconnaissance peuvent constituer une source de valorisation pour certains. La position occupée au sein de l’organigramme permet d’avoir accès à certaines récompenses et pas à d’autres ; c’est pourquoi ce type de pouvoir est structurel. Ne jamais récompenser les gens pour la qualité de leur travail ou distribuer des récompenses de façon inéquitable sont des pièges à éviter, sinon les personnes susceptibles d’en bénéficier remettront en question la capacité du dirigeant à exercer habilement son pouvoir.

Le contraire du pouvoir de récompense, c’est le pouvoir de coercition. Ce troisième levier structurel du pouvoir s’exprime par la capacité du patron à exiger, à contraindre et, ultimement, à « sanctionner » les employés qui refusent de faire ce qu’il souhaite ; c’est le côté « sombre » du pouvoir, celui que bien des dirigeants refusent d’utiliser puisqu’il suppose l’existence d’un rapport de force entre eux et leurs employés. Tant et aussi longtemps que le patron est responsable du travail des membres de son équipe, il a le droit de recourir à des mesures coercitives lorsque la situation l’exige. Ne jamais y avoir recours lorsqu’il est pertinent de le faire ou encore en abuser effritera la crédibilité d’un patron dans l’exercice des fonctions dont ses supérieurs l’ont chargé.


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Le pouvoir conjoncturel

pouvoir structurelÀ ces trois sources du pouvoir structurel se juxtaposent six leviers du pouvoir conjoncturel, c’est-à-dire des leviers dont la pertinence dépend du contexte dans lequel ils sont utilisés et dont l’accès ne dépend pas de la position qu’on occupe dans l’organigramme : la position qu’occupent les gens qui les détiennent au sein de la structure organisationnelle, verticale ou horizontale, n’a aucune importance puisque chacun peut les acquérir en y mettant les efforts nécessaires. Le premier de ces leviers de pouvoir conjoncturel est le levier de compétence, issu d’un certain savoir-faire acquis grâce à des programmes de formation ou à un apprentissage de type professionnel. C’est le pouvoir mobilisé dans des situations qui requiert des connaissances particulières pour dénouer une impasse. La personne qui détient le pouvoir de compétence est susceptible d’avoir beaucoup d’influence dans la mesure, bien entendu, où les autres lui reconnaissent ses compétences et qu’elle sait les utiliser à bon escient. Ce type de pouvoir a une durée de vie limitée : une personne qui n’actualise jamais ses compétences sera rapidement mise à l’écart et perdra toute influence auprès des autres membres de l’organisation.

Le pouvoir d’expertise, souvent confondu avec le pouvoir de compétence, est associé à la capacité d’un individu à apprendre de ses expériences. En d’autres mots, l’expertise s’acquiert davantage en « faisant les choses » qu’en suivant une formation scolaire ou professionnelle. C’est ce qui explique pourquoi certaines personnes qui n’ont pas de diplômes pour attester leurs compétences jouissent néanmoins du pouvoir d’expertise dans leur milieu. Développer une expertise dans son domaine grâce aux apprentissages que permet le travail est assurément un bon moyen d’acquérir de l’influence.

L’information, c’est le pouvoir … Cette citation résume bien l’importance de l’information comme source de pouvoir. Troisième levier du pouvoir conjoncturel, le pouvoir de l’information repose sur le fait de savoir ce qui se passe au sein de l’organisation, d’être informé des enjeux autour desquels les gens se mobilisent et d’être au courant des événements qui façonnent la vie organisationnelle. C’est en étant informé qu’on peut mieux influer sur le cours des choses. Mais attention : toute information n’est pas forcément utile ou pertinente. Varier ses sources d’information et s’assurer de leur crédibilité permet de consolider son pouvoir.

Le pouvoir fondé sur ce qu’on a appris grâce à de la formation (le pouvoir de compétence), sur l’expérience (le pouvoir d’expertise) ou sur ce qu’on sait (le pouvoir de l’information) se trouve enrichi par le pouvoir fondé sur ce qu’on est : c’est ce qu’on appelle le pouvoir référentiel, celui qui découle des qualités personnelles qu’on nous reconnaît, plus affectif dans ses origines et dans son expression. C’est ce qui fait dire à certains collègues à qui on demande un service : « Je suis pas mal occupé … Mais puisque c’est toi qui le demandes, je le ferai avec plaisir ! » Le pouvoir référentiel procure de l’influence à la personne qui possède certaines qualités jugées désirables par les autres.

La cinquième source de pouvoir réside dans la capacité d’une personne à créer des réseaux de contacts et à les entretenir : c’est le pouvoir d’affiliation. Établir des liens avec des personnes bien informées et compétentes en plus de posséder une expertise dans leur domaine constitue un atout pour quiconque souhaite avoir de l’influence. Le pouvoir d’affiliation se résume ainsi : « qui on connaît et qui nous connaît ». Cultiver un réseau de contacts et interpeller les gens qui en font partie permet, dans certaines situations, d’accroître son influence.

Enfin, dernier mais non le moindre, le pouvoir de groupe, qui repose sur le goût d’une personne pour le travail d’équipe ainsi que sur sa capacité à mettre sur pied des projets de travail collectif et à mobiliser les « bonnes » personnes pour exécuter une tâche donnée. Maîtriser l’art de bien s’entourer permet d’accroître son influence en ralliant les gens autour d’une tâche pour s’assurer que celle-ci soit menée à bien.

Les trois leviers du pouvoir structurel et les six leviers du pouvoir conjoncturel se conjuguent pour procurer de l’influence à la personne qui les possède. Plus le nombre de leviers dont on dispose est élevé, plus notre influence est grande.


Références

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