Les termes « créativité » et « innovation » font maintenant partie du quotidien de la plupart des professionnels et des dirigeants. Ces concepts s’expriment habituellement par le truchement de deux modèles : centré-problème et centré-solution1. Quels défis de gestion accompagnent ces modèles, notamment lorsqu’il est question de collaborer au-delà des frontières organisationnelles, c’est-à-dire d’innover de façon ouverte ?

Les approches des organisations d’aujourd’hui en matière de gestion offrent généralement des stratégies de collaboration et des mécanismes de coordination élaborés en soutien au modèle centré-problème, alors que le modèle centré-solution représente un plus grand défi. Malgré tout, ces deux modèles entraînent certains enjeux que professionnels et dirigeants doivent gérer.

Deux modèles : des exemples

Le processus lié au modèle centré-problème est généralement reconnu pour générer créativité et innovation. On détermine un problème à résoudre, on recherche de l’information et on lance de nouvelles idées qu’on évalue pour ensuite sélectionner la meilleure afin de la mettre en œuvre. Le cas de la création et de la commercialisation de l’ampoule électrique par Thomas Edison en constitue un exemple classique. Le Britannique Humphry Davy avait pour la première fois produit de la lumière d’origine électrique en 1802. Mais il a fallu attendre plus de 75 ans pour que l’inventeur et homme d’affaires américain mette sur pied un programme de recherche afin de concevoir une ampoule commercialisable. Le dispositif devait être relativement durable, présenter un faible coût de production et consommer peu d’énergie. En 1879, après de nombreuses expérimentations, Edison et son équipe ont finalement trouvé la solution qui allait révolutionner le monde2. Bien sûr, ce modèle ne garantit pas toujours des résultats prévisibles et comporte habituellement de nombreux aller-retour : ainsi, l’obtention d’information peut provoquer un changement dans les paramètres de la solution recherchée ; de plus, l’évaluation des idées générées peut elle-même mener à d’autres idées.

Quant au modèle centré-solution, il est moins connu des professionnels et des dirigeants. D’ailleurs, les approches qui ont actuellement cours dans les organisations en matière de gestion sont souvent peu propices à sa pleine réalisation. La console de jeux vidéo Nintendo Wii, développée à partir d’une technologie conçue trois décennies auparavant, est un bon exemple du potentiel de ce modèle. À la fin des années 1970, la compagnie d’origine italo-française STMicroelectronics a conçu une technologie révolutionnaire : un petit semi-conducteur capable de capter les mouvements tridimensionnels. Pendant des années, les ingénieurs de cette entreprise ont cherché une application commerciale pour ce produit. Ce n’est qu’en 2005, lors d’une rencontre avec des concepteurs de la société Nintendo, qu’ils ont découvert une application dans le domaine du jeu vidéo. Peu après, la Nintendo Wii a littéralement révolutionné l’ensemble de ce secteur d’activité3. Contrairement à l’exemple de l’ampoule électrique, dans lequel on a d’abord défini un problème à résoudre et les paramètres de la solution recherchée, les ingénieurs de STMicroelectronics ont procédé à rebours : ayant sous la main une solution bien définie, ils devaient plutôt trouver un éventuel problème à résoudre grâce à celle-ci.

Quand la solution vient d’ailleurs

Les organisations qui veulent tirer avantage du modèle centré-problème se tournent de plus en plus souvent vers l’externe afin d’acquérir les idées qui pourraient contribuer à la recherche d’une solution. Dans certains secteurs, ce modèle a même été démocratisé à un point où les organisations s’engagent régulièrement dans des activités de production participative (crowdsourcing), invitant toutes les personnes intéressées à soumettre des idées. Ici, l’enjeu de gestion le plus courant concerne les membres du personnel qui ont tendance à ne pas tenir compte des idées en provenance de l’externe, voire à les boycotter. Le syndrome « ça n’a pas été conçu ici » (not-invented-here syndrome) est bien documenté dans la littérature sur l’innovation4, de même qu’en pratique dans les laboratoires de recherche et développement. Il peut tirer son origine chez les individus eux-mêmes, qui s’intéressent davantage à la reconnaissance attribuée à la personne qui résout un problème qu’à la résolution du problème lui-même. Vaincre ce syndrome peut s’avérer particulièrement exigeant pour les professionnels impliqués dans les activités de créativité et d’innovation. Par exemple, les travaux de Hila Lifshitz-Assaf, professeure à l’école de commerce Stern de l’université de New York, montrent que les scientifiques de la NASA qui se sont bien adaptés aux pratiques de production participative de l’organisation y sont parvenus en opérant la transformation identitaire suivante : d’abord régleurs de problèmes, ils sont devenus des chercheurs de solutions5. Or, un changement aussi profond ne peut pas se produire de lui-même.

Inutile de faire comme si le syndrome « ça n’a pas été conçu ici » n’existait pas : mieux vaut s’y attaquer de front. Professionnels et dirigeants doivent être ouverts aux démarches de ceux pour qui le travail a changé, tandis que les organisations doivent être prêtes à réviser les incitatifs offerts de manière à reconnaître les gens qui découvrent les solutions sans nécessairement en être les créateurs.

D’autres cas du syndrome « ça n’a pas été conçu ici » peuvent être attribuables non pas au manque de volonté des individus mais plutôt à leur capacité de reconnaître le potentiel d’une idée élaborée ailleurs (dans un domaine ou dans un secteur d’activité qui n’est pas le leur, par exemple). Ainsi, il est important de bien sélectionner les personnes qui devront jouer ce rôle et de privilégier celles qui sont de nature curieuse et qui entretiennent une certaine polyvalence disciplinaire, de manière à ne pas se priver d’un accès au savoir disponible dans des domaines connexes. Souvent qualifiées de « penseurs en T » (T-shaped thinkers) au début des années 20006, ces personnes sont de plus en plus essentielles aux organisations près de vingt ans plus tard.

Les réserves de solutions inexploitées

Des enjeux de gestion différents handicapent habituellement la mise en œuvre des modèles centrés-solution. Plusieurs grandes organisations possèdent de nombreux brevets mais ne les intègrent pas dans leur gamme de produits. Les unités d’affaires ne voient pas toujours la valeur ajoutée potentielle de ces nouvelles technologies pour leur clientèle actuelle. Or, les organisations ont tendance à garder ces solutions sous leur plein contrôle plutôt que de chercher des applications possibles à l’extérieur. Par ailleurs, les chercheurs derrière les solutions en question sont rarement intéressés à s’investir dans la vente d’idées : plusieurs d’entre eux considèrent que leur travail est accompli lorsque les solutions sont trouvées et préfèrent créer de nouvelles solutions plutôt que de s’attarder à trouver des applications pour les précédentes. C’est pourquoi la plupart des grands groupes industriels revoient la définition du rôle de leurs chercheurs. De nos jours, ceux-ci sont reconnus non seulement en fonction de leurs publications et de leurs conférences scientifiques mais aussi par rapport à leur implication dans la communauté d’affaires et aux nouveaux revenus que leurs solutions permettent de générer.

De plus, lorsque les organisations se lancent à la recherche d’une application pour une solution qui ne trouve pas preneur à l’interne, une gestion de risque trop serrée tend à nuire à ce processus. Prenons l’exemple d’une organisation dont une solution suscite l’intérêt d’une start-up afin d’explorer un nouveau marché. Cette organisation aura tendance à encadrer l’utilisation de sa solution et à demander des réponses préalables à de nombreuses questions, dont celles-ci : quelle est la proposition de valeur ? Qui seront les clients ? Quelles sont les perspectives de croissance ? Bien sûr, une start-up aux ressources limitées ne pourra pas produire les études prospectives demandées, et même si elle le pouvait, le processus de recherche d’applications est généralement fort incertain, et on y apprend au fur et à mesure. Il serait donc très peu intéressant pour cette start-up d’accepter les conditions strictes de la grande organisation, celles-ci signifiant souvent que si les objectifs ne sont pas atteints, la solution redevient la propriété de l’organisation-mère. Il est donc conseillé d’adopter la tactique des petits pas. Être flexible, s’investir avec la start-up dans l’exploration des possibilités et exiger l’atteinte graduelle d’objectifs court-termistes avant de formuler une entente peuvent s’avérer payants à long terme. Les modèles centrés-problème et centrés-solution peuvent être tout aussi profitables l’un que l’autre. Toutefois, les enjeux de gestion qu’ils soulèvent sont nettement différents. Les professionnels et les dirigeants doivent donc être en mesure de les appréhender afin de soutenir la croissance de leur organisation.

Notes

1 Adapté de Cromwell, J. R., Amabile, T. M., et Harvey, J. F., A Model of Dynamic Problem Solving Within Organizational Constraints, HBS Working Papers, 2017.

2 Israel, P., Edison – A Life of Invention, New York, John Wiley & Sons, 1998.

3 Verganti, R., Design Driven Innovation – Changing the Rules of Competition by Radically Innovating What Things Mean, Boston, Harvard Business Press, 2009.

4 Voir le texte fondateur de Ralph Katz et Thomas J. Allen publié en 1982 dans la revue R&D Management ou l’examen récent de cet enjeu par D. Antons et F. T. Piller dans le trimestrielAcademy of Management Perspectives (2015).

5 Voir « Dismantling Knowledge Boundaries at NASA : From Problem Solvers to Solution Seekers » de Hila Lifshitz-Assaf dans la revue Administrative Science Quarterly (2017).

6 Hansen, M. T., et Von Oetinger, B. « Introducing T-Shaped Managers », Harvard Business Review, mars 2001.