Article publié dans l'édition Printemps 2021 de Gestion

Les changements climatiques, la crise financière de 2008, les mouvements sociaux comme #MeToo ou Black Lives Matter et la pandémie de COVID-19 ont accentué la pression en faveur d’une transformation du capitalisme. Les grands investisseurs répondent-ils à l’appel?

Le capitalisme tel qu’il existe aujourd’hui fait plus de mal que de bien. C’est l’opinion de 56 % des 34 000 répondants au sondage du baromètre de confiance Edelman, répartis dans 28 pays, dont les résultats ont été présentés en janvier 2020. Seules les personnes sondées en Australie, au Canada, en Corée du Sud, à Hong Kong, au Japon et aux États-Unis affichaient majoritairement l’avis contraire.

En publiant son rapport, le PDG de la firme, Richard Edelman, a souligné que l’insécurité en matière d’emploi, l’inégalité croissante des revenus et les craintes liées à la crise climatique alimentent la méfiance envers un capitalisme qui ne bénéficierait plus au plus grand nombre.

Même aux États-Unis, ce système économique n’est plus une vache sacrée. En juin 2019, un sondage du Pew Research center1 montrait que seulement 52 % des jeunes de 18-29 ans percevaient favorablement le capitalisme, alors que 50 % avaient une idée positive à propos du socialisme. L’option socialiste gagnait l’appui de 47 % des répondants âgés de 30 à 49 ans.

Peut-on sauver le capitalisme de lui-même?

Parallèlement à ces changements d’opinion, de plus en plus de grands investisseurs institutionnels cherchent à utiliser leur pouvoir financier pour réduire les effets négatifs du capitalisme et pour en favoriser les retombées positives. Au point de carrément transformer ce système?

« L’expression “transformation du capitalisme” reste assez controversée, notamment aux États-Unis, mais on peut certainement parler d’un mouvement qui vise à humaniser le capitalisme, avance l’experte en finance durable Rosalie Vendette. Il s’agit de passer d’un modèle dans lequel les entreprises ne profitent qu’à leurs actionnaires à un autre modèle où elles bénéficient à toutes les parties prenantes, y compris les travailleurs, les communautés, les clients, etc. »

Cet objectif se trouve au cœur du plan directeur adopté en 2017 par les instigateurs des « Principes pour l’investissement responsable » (PRI), un réseau international d’investisseurs soutenu par l’ONU, qui cherche à créer une économie et des marchés financiers plus inclusifs et plus durables. C’est également ce qu’a demandé Larry Fink, président et chef de la direction de la multinationale américaine de gestion d’actifs BlackRock, au début de 2020 dans sa lettre aux PDG2. Même la Business Roundtable, un lobby d’entreprises américaines jugé plutôt conservateur, a épousé cette idée en août 2019. Pourquoi réclament-ils donc tous une transformation du capitalisme?

La crise climatique constitue un premier élément de réponse. Depuis quelques années maintenant, les entreprises et leurs investisseurs la considèrent comme un risque bien réel. «L’intérêt environnemental rejoint souvent l’intérêt économique, puisqu’il s’agit à la fois de combattre les changements climatiques et de réduire les dangers financiers qu’ils engendrent», explique Michel Magnan, titulaire de la chaire de gouvernance d’entreprise Stephen-A.-Jarislowsky et membre du comité de retraite et placement du régime de retraite des employés de l’Université Concordia. L’autre élément de réponse, c’est la montée des populismes antisystème, tant de droite que de gauche. Aux États-Unis, cet élan s’est incarné dans le mouvement Occupy Wall Street, dans l’engouement pour Bernie Sanders ou encore dans l’élection de Donald Trump. Rappelons que Donald Trump avait fait campagne en 2016 en dénonçant les excès de Wall Street, en promettant de démanteler les grandes banques et de faire payer les financiers tout en pestant contre le libre-échange. Le monde financier et le milieu des affaires craignent que le pacte social entre les citoyens et le système capitaliste ne se rompe si on n’arrive pas à réduire les effets négatifs et à augmenter les retombées positives du capitalisme.

Des acteurs de changement

Mario Tremblay, vice-président principal aux affaires publiques et corporatives et au marketing du Fonds de solidarité de la FTQ, soutient que cette tendance se trouvait déjà dans l’ADN du Fonds, qui émane lui-même du mouvement syndical québécois. «Mais les efforts s’intensifient depuis quelques années avec un plan d’action en quatre volets», précise-t-il.

D’ici 2025, le Fonds s’est engagé à réduire de 25 % l’intensité carbone de ses investissements dans des sociétés cotées en Bourse. Il a aussi commencé à mesurer l’intensité carbone de ses participations dans des entreprises privées. Une bonne nouvelle, selon Michel Magnan. «Les placements privés représentent un angle mort de l’investissement responsable, puisque les sociétés qui reçoivent ce capital ont moins d’obligations de divulguer publiquement des informations au sujet de leurs pratiques et de leurs effets», note-t-il.

Le Fonds a transféré des actifs de 1,4 milliard de dollars dans des entreprises qui composent l’ «indice mondial cible de faible intensité en carbone et ESG» de l’entreprise de services financiers MSCI. En 2018, il a été le premier investisseur à intégrer ce nouvel indice, qui se compose d’actions de sociétés favorisant une économie faible en carbone, entre autres dans les secteurs des technologies propres, de la mobilité durable et de l’efficacité énergétique.

Le Fonds aide également les sociétés dans lesquelles il investit à effectuer une transition juste, c’est-à-dire un virage économique qui bénéficie non seulement à l’environnement mais aussi aux travailleurs et aux communautés. Le Fonds assume notamment le coût du diagnostic des pratiques de ces entreprises réalisé par des consultants externes et peut les appuyer avec des investissements ciblés.

Mario Tremblay signale que le Fonds souhaite agir en leader : «les grands investisseurs se rendent compte qu’ils peuvent et doivent devenir des acteurs du changement», affirme-t-il. Le Fonds a adhéré aux PRI dès 2011. M. Tremblay fait partie d’un groupe de travail mondial sur la transition juste, créé par la London School of economics et par la John F. Kennedy School of Government de l’université Harvard, aux côtés d’autres grands investisseurs. Ce groupe a produit un guide pour aider les investisseurs à intégrer les principes de la transition juste dans leurs stratégies et dans leurs pratiques.

Le Fonds de solidarité coopère par ailleurs avec l’association des actionnaires pour la recherche et l’éducation (SHARE Canada), dont M. Tremblay préside le conseil d’administration. «Nous pratiquons l’engagement actionnarial et notre collaboration avec SHARE nous aide à repérer des problèmes dans certaines entreprises et à créer des coalitions avec d’autres actionnaires pour amener ces sociétés à s’améliorer», indique-t-il.

La gestion des risques

Autre grand acteur québécois de l’investissement, la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) s’intéresse aux critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) depuis plusieurs années. En 2017, elle est devenue le premier investisseur institutionnel majeur en Amérique du Nord à se fixer des objectifs précis en matière de réduction de l’empreinte carbone de son portefeuille. D’ici 2025, elle vise d’ailleurs à en réduire l’intensité carbone de 25 %.

«Une des grandes motivations consiste à gérer les risques et à préserver les perspectives de rendement, puisqu’on voit souvent un alignement entre la performance financière et extrafinancière des entreprises», admet Bertrand Millot, vice-président, risque-revenu fixe, et chef des enjeux et des risques climatiques à la CDPQ. Une étude de la firme Franklin Templeton publiée en janvier 2020 et réalisée dans 21 marchés montrait que 46 % des détenteurs d’actifs dans le monde estimaient que la réduction des risques constituait le principal intérêt pour la prise en compte des critères ESG3.

En guise d’exemples, M. Millot cite les récents problèmes de gouvernance observés dans des sociétés de hautes technologies, qui ont occasionné des pertes de valeur, les problèmes environnementaux qui ont affecté les entreprises minières ainsi que l’effondrement de la Weinstein Company en raison des frasques sexuelles de son cofondateur Harvey Weinstein.

D’autres motivations ne sont pas liées à des questions de rendement ou de risques financiers : «l’augmentation de la diversité dans les directions et parmi les administrateurs d’entreprises relève d’un souci d’équité et permet aux organisations de mieux répondre aux besoins de l’ensemble de la population», fait valoir M. Millot. En octobre 2020, la CDPQ a créé le fonds d’investissement Équité 253, doté de 250 millions de dollars sur quatre ans. Ce fonds vise à accroître la diversité et l’inclusion dans les entreprises québécoises et canadiennes.

Des effets limités

La CDPQ analyse tous ses investissements directs, hors de l’indiciel, sous l’angle des critères ESG. Sa politique consiste à choisir les meilleures firmes dans chaque secteur et à utiliser son pouvoir d’influence pour les amener à s’améliorer. «On ne peut pas changer le monde à nous tout seuls, mais on peut certainement faire évoluer les pratiques dans plusieurs entreprises», précise M. Millot.

Le vice-président de la CDPQ ajoute que les gouvernements doivent eux aussi adopter des réglementations plus sévères, notamment dans le domaine environnemental. «Mais nous restons dans un monde capitaliste, donc la demande constitue un gros levier, affirme- t-il. Or, les citoyens manquent d’information. Ils ne savent pas ce qui se passe dans la chaîne d’approvisionnement, ne connaissent pas l’empreinte carbone d’une entreprise, etc. il faut trouver le moyen de mieux les renseigner pour qu’ils puissent faire des choix responsables.»

Toutefois, l’évolution des grands investisseurs, aussi significative soit-elle, ne suffira ni à gagner la lutte contre les changements climatiques ni à transformer le capitalisme, prévient Rosalie Vendette : «une fois que les grands investisseurs auront décarboné leurs fonds, ça ne voudra pas dire que l’économie ou même les marchés financiers auront été décarbonés», illustre-t-elle.

«Le capitalisme devrait être un véhicule au service du développement humain et il faudra le réformer pour relever des défis comme la lutte contre les changements climatiques ou celle contre les inégalités sociales, mais ce n’est pas aux grands investisseurs de s’occuper de l’ensemble du problème, conclut-elle. Une véritable transformation du capitalisme exige davantage d’engagement de la part des décideurs politiques et des citoyens.»


Notes

1 Hartig, H., « Stark partisan divisions in Americans’ views of “socialism”, “capitalism” » (article en ligne), Pew Research Center, 25 juin 2019.

2 Fink, L., « A fundamental reshaping of finance » (article en ligne), BlackRock, 14 janvier 2020.

3 « Étude ESG : comment les investisseurs institutionnels adoptent l’investissement responsable? » (article en ligne), Franklin Templeton, 24 janvier 2020.