Les grandes fondations philanthropiques se mettent de plus en plus à l’heure ESG. Ensemble, elles ont le potentiel de soutenir et même d’accélérer la transition vers une économie plus verte et une finance plus durable.

Depuis quelques années, plusieurs fondations québécoises ont adopté des politiques d’investissement ESG. «Ces organisations détiennent beaucoup d’actifs sous gestion (ASG), mais un énorme décalage subsistait entre leurs objectifs philanthropiques et leurs stratégies d’investissement, encore très traditionnelles et axées sur les rendements, les risques et les coûts, explique Valérie Cecchini, associée gestionnaire de Borealis Gestion d’actifs mondiale. Certaines d’entre elles cherchent maintenant à s’assurer que leurs actifs sont investis de manière à respecter leurs valeurs.»

Les fondations doivent également répondre à de nouvelles exigences. «La composition des comités d’investissement change ; les plus jeunes membres sont sensibilisés aux enjeux ESG et posent plus de questions à ce sujet, ajoute-t-elle. Les donateurs s’intéressent eux aussi davantage qu’avant à ces facteurs. Or, répondre aux attentes des donateurs est crucial pour les fondations.»

Dossier - Finance durable

À la Fondation McConnell, on appelle «l’autre 95%» cette nouvelle attention portée à l’investissement. En 2021, cette fondation a consacré 5% de sa dotation à des activités de bienfaisance. C’est donc dire que «l’autre 95%», soit environ 700 millions de dollars, se retrouvait dans des placements. «Nous avons créé un comité qui a pour objectif de diriger l’ensemble de nos ASG vers des investissements responsables et d’aller de plus en plus vers les investissements d’impact», indique Edmund Piro, chef de la direction des investissements.

La fondation interdit à ses gestionnaires d’investir dans les entreprises dont plus de 10% du revenu provient du tabac, de l’alcool, des paris, des armes, de la pornographie, du cannabis ou d’établissements correctionnels privés. «Nous révisons notre politique d’investissement pour adopter une stratégie d’investissement d’impact, poursuit Edmund Piro. Nous souhaitons aussi cibler plus précisément certains facteurs ESG, qui sont très nombreux actuellement.» La fondation tient maintenant compte de huit facteurs environnementaux, dix facteurs sociaux et dix facteurs de gouvernance.

Chiffre à retenir

Au Canada, les quelque 11 000 fondations publiques et privées détenaient 91,9 milliards de dollars d’actifs en 2018, selon Imagine Canada. À elle seule, la Fondation MasterCard détenait 23,7 milliards.

Une recherche de cohérence

La Fondation du Grand Montréal (FGM), qui comptait en 2021 environ 420 millions de dollars en ASG, a pris le virage vers la finance durable elle aussi. Elle a adopté en octobre 2021 une stratégie d’investissement responsable qui vise à faire en sorte que 100% de ses actifs soient ESG. Elle souhaite également réduire son empreinte carbone de 45% d’ici 2030. Sa politique intègre des facteurs de diversité, d’inclusion et de droits autochtones. Par ailleurs, d’ici 2025, au moins 10% des ASG de la fondation devront être déployés en investissement d’impact.

«Comme fondation communautaire, nous avons bien sûr l’obligation de générer un certain rendement avec nos actifs, mais nous devons surtout favoriser la progression des objectifs de développement durable, rappelle le PDG Karel Mayrand. Tous nos avoirs doivent donc servir nos actions et pas seulement les 3 à 5% que nous distribuons chaque année. Sinon, cela devient contradictoire.»

À la Fondation Familiale Trottier (FFT), le virage s’est amorcé vers 2015. «La famille Trottier a décidé de retirer de l’industrie des énergies fossiles tous ses actifs, y compris ceux de la Fondation, raconte le directeur général, Éric St-Pierre. Au cours des années suivantes, la dotation de la fondation a beaucoup augmenté, passant de 30 millions à environ 225 millions de dollars. Le désinvestissement est alors apparu insuffisant pour atteindre nos objectifs; nous voulions aussi investir dans les solutions climatiques.»

La FFT a donc développé une politique d’investissement d’impact qui prévoit d’y consacrer 5% de l’ensemble des ASG. Cela comprend, par exemple, des obligations vertes et communautaires ou des investissements dans des fonds comme Cycle Capital. La fondation s’initie également à l’engagement actionnarial.

«Depuis un peu plus d’un an, nous portons une attention particulière à nos votes comme actionnaires, souligne Éric St-Pierre. Sont-ils en harmonie avec notre mission et nos valeurs? Nous allons aussi plus loin pour amorcer le dialogue avec certaines entreprises.» La FFT a, par exemple, demandé à la Banque Scotia de se doter d’un plan de réduction de l’empreinte carbone de ses investissements.

Surmonter les obstacles

Ce virage vers la finance durable comporte de nombreux défis. Le premier consiste à bien comprendre l’investissement responsable et l’investissement d’impact. «Nous avons dû ajouter des gens qui possèdent de l’expertise en ESG au sein de notre comité de placements et clarifier nos convictions en matière d’investissement, reconnaît Karel Mayrand. Nous voulions adopter des objectifs atteignables de façon réaliste et ce n’était pas toujours simple d’obtenir un bon niveau d’assurance.»

L’autre grand défi, une fois les cibles choisies, consistait à se doter d’indicateurs pour mesurer les progrès de la fondation. «Nous devions recueillir et traiter des données extrafinancières, raconte-t-il. Heureusement pour nous, les méthodes pour y arriver deviennent de plus en plus rigoureuses et standardisées. Cela aide notamment à éviter les fonds qui font de l’ESGwashing. Mais comparer les fonds ESG demeure ardu.»

De son côté, Edmund Piro souligne la complexité de dénicher les gestionnaires de portefeuille qui utilisent des facteurs ESG compatibles avec les objectifs de la Fondation McConnell. «À peu près tous les gestionnaires de portefeuille affirment qu’ils intègrent les facteurs ESG, mais ils ne le font pas tous de la même manière ni avec une aussi grande rigueur, indique-t-il. Nous voulions identifier ceux qui emploient les meilleures pratiques.»

Pour y arriver, la fondation s’est jointe au Grand championnat ESG, dans le cadre duquel six fondations – dont la FGM et la FFT –, l’Université Concordia et deux fiducies cherchaient les meilleurs gestionnaires ESG au pays. Trois catégories d’actifs étaient explorées : les actions et obligations, les investissements alternatifs et les actifs mixtes. Les gagnants se partagent des mandats d’investissement totalisant 90 millions de dollars.

Se tourner vers l’investissement d’impact

L’investissement d’impact pose des défis encore plus grands que l’intégration des facteurs ESG, notamment sur le plan de l’évaluation du succès des investissements. «Nous choisissons depuis quelques années des fonds cleantech, illustre Éric St-Pierre. Or, ce sont des fonds qui ont une échéance de dix ans et qui financent beaucoup les start-up. C’est long, avant de pouvoir mesurer les effets réels et durables.»

La FFT achète aussi des obligations vertes ou communautaires émises pour financer des projets spécifiques, comme l’installation de bornes de recharge pour véhicules électriques au Québec et au Nouveau-Brunswick ou l’établissement de la géothermie dans des communautés autochtones au Manitoba. «Dans le cas de ces installations géothermiques, nous avons acquis des obligations communautaires à 4% avec d’autres fondations, un niveau de risque que personne d’autre qu’une fondation n’aurait accepté sur les marchés financiers, où les prêteurs auraient plutôt exigé 15 ou 20%», affirme Éric St-Pierre.

Tous ces efforts permettent d’harmoniser davantage la stratégie d’investissement de ces trois fondations avec leurs programmes de subventions, qui visent tous à générer des impacts environnementaux ou sociaux positifs. «Prise individuellement, chaque fondation ne détient peut-être pas énormément d’actifs sous gestion, mais elles sont très nombreuses ; donc, si elles se tournent toutes vers l’investissement responsable et d’impact, elles auront une certaine influence sur l’écosystème financier», conclut Valérie Cecchini.

 

 

Article publié dans l’édition Automne 2022 de Gestion