Article publié dans l'édition hiver 2016 de Gestion

Accusées de manquer d’ambition, de capital et de modernisme, elles ne brillent pas par leur côté glamour. Préférant la discrétion, les compagnies contrôlées par des familles (CCF) tracent prudemment un parcours inusité sans s’en laisser imposer par les dernières tendances managériales. Affairées à bâtir sur le long terme pour réussir dans la durée, elles bousculent notre société de l’impatience avec les valeurs singulières qu’elles incarnent. Elles ont ainsi beaucoup à nous apprendre.

quatre priorites d'affaires

Quatre priorités d'affaires

Source: Le Breton-Miller et Miller, 2015

En ces temps de fébrilité où l’exigence du court terme talonne, bouscule et oriente les hauts dirigeants vers des décisions qui risquent de précipiter les entreprises au-devant des périls d’une croissance vacillante et mal enracinée, les meilleures grandes organisations familiales, en affaires depuis plusieurs générations, embrassent une vision pérenne sans se laisser entraîner par l’oppression ambiante, ce vent d’impatience et de performance pressante. Leur secret ? Elles s’accrochent à quatre axes de pratiques incarnées au quotidien dans leur culture, approches distinctives en matière de leadership, de stratégie, d’organisation et de relation avec l’environnement, souvent bien éloignées des théories de gestion à la mode. Ces différences fondamentales, observées au fil de nos rencontres avec le personnel de ces firmes exceptionnelles, nous les désignons par les « quatre C » : continuité, communauté, connexion, commandement.


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1 - Continuité ou poursuivre le rêve

Loin de s’alimenter d’objectifs financiers, les CCF, grâce à la priorité accordée à la continuité, entretiennent une mission à forte charge symbolique, cultivent un investissement patient et favorisent de longues années d’apprentissage et de service. Pour assurer cette continuité, elles ne rechignent pas à sacrifier des sommes incalculables à long terme pour développer les compétences indispensables à la réalisation de leur mission et pour sauvegarder leur organisation. Il s’agit d’un outil essentiel à l’atteinte de ce rêve dont le but ultime est d’améliorer, voire de transformer, la façon dont les gens vivent.

Prenons le New York Times, fondé en 1851, racheté en 1896 par la famille Ochs et depuis longtemps considéré comme le journal le plus important des États-Unis. Véritable artisan du journalisme de l’excellence, imprégné de standards exigeants, le New York Times a construit sa crédibilité et s’est imposé comme référence grâce à ses reportages approfondis, documentés et fouillés par les meilleurs journalistes que l’on puisse trouver, de même qu’à ses politiques éditoriales courageuses. Ainsi, malgré une ère médiatique où on néglige souvent le contenu d’envergure par crainte de perdre l’intérêt d’un lecteur pressé et surstimulé, cette CCF se reconnaît comme gardienne de la confiance publique, considérant le droit du public d’être informé et d’avoir accès à toute la vérité comme un devoir qui ne doit souffrir aucun compromis. Bref, sa pratique journalistique fait autorité. Au New York Times, outre une couverture recherchée de l’actualité, point de publicités de mauvais goût, d’articles à sensation ou de rubriques d’astrologie, pratiques qui profaneraient sa nature profonde. Il en va de sa réputation et du respect de son lectorat.

La continuité requiert de la patience, priorité s’il en est une. Elle exige également une passion à vouloir accomplir exceptionnellement bien quelque chose d’important pour la société. Par exemple, la recherche d’un produit de qualité supérieure ne peut être forgée que par le temps qu’on y consacre, sans réserve, résultat d’un investissement continu centré sur la mission de l’organisation et de son domaine d’expertise. Dans une société toujours pressée d’empocher des profits, les convictions des CCF ont de quoi faire sourciller. Adeptes de la constance et de la durée de l’investissement, les entreprises familiales considèrent leur réputation et leur marque comme un pur trésor : tout ce qui pourrait les entacher ou les déprécier est scrupuleusement évité.

2 - Communauté ou unir la tribu

Les CCF enracinent leur pérennité grâce aux soins assidus et bienveillants dont elles entourent leurs employés. Parce qu’elles comptent développer une tribu fidèle, elles prennent le temps nécessaire pour choisir et trier les talents qu’elles embaucheront. Elles misent par la suite sur la formation, le développement personnel et une socialisation constante, favorisant l’écoute, l’esprit d’équipe et l’ascension de leurs employés, ce qui décuple la motivation et l’engagement de ces derniers dans leur travail, et ce, pour l’intérêt supérieur de l’entreprise.

Évidemment, tous connaissent ces principes de gestion, affirmant unanimement les appliquer au sein de leur propre organisation. Vraiment ? Dans la lignée des créateurs de marque, Hallmark a érigé une culture communautaire puissante. Cette société fondée par Joyce Hall en 1910, aujourd’hui gérée par la troisième génération de la famille, domine le marché des cartes de vœux dans le monde. Entreprise privée, Hallmark Cards Inc. emploie près de 20 000 individus qui détiennent 25 % des actions. Multipliant les gestes concrets, cette CCF traite ses employés avec une générosité telle qu’elle nourrit leur loyauté, leur désir d’être des ambassadeurs dynamiques et des citoyens engagés : chez Hallmark, 40 % des employés s’impliquent eux-mêmes en tant que bénévoles dans leur communauté. La famille Hall est par ailleurs responsable des ressources humaines, donne une rétroaction personnelle sur chacune des cartes créées et, grâce à son université de la créativité, transmet au plus grand nombre son savoir-faire et ses valeurs.

La devise qui oriente la famille Hall est claire : « Enrichir la vie des gens et enrichir leurs relations », tout spécialement les relations familiales. En offrant des programmes de soins sans frais pour les enfants, des conseils gratuits sur la famille ou le mariage, des emplois à temps partiel aux femmes pour faciliter leur maternité, des bourses et des congés sabbatiques au personnel ainsi que des repas gratuits à emporter pour réduire le stress le soir au retour du travail, Hallmark incarne les valeurs qui fondent son identité d’employeur attentionné.

3 - Connexion ou être un bon partenaire

Construire une communauté, puis l’élargir à son environnement extérieur, bâtir des relations humaines stables et généreuses avec ses partenaires plutôt que de favoriser des occasions d’affaires passagères : là est l’essence de la connexion. En se comportant en partenaires attentionnés qui agissent avec prévenance, diligence et sollicitude, les CCF établissent un réseau solide et bénéficient d’une connection positive dans leur communauté plus élargie. Là encore, les gestes, cohérents avec des valeurs fortes, dépassent la seule façade symbolique, imposant plutôt une éthique véritable qui attire l’attention du monde des affaires. Agissant en bons citoyens dans leur manière de faire du commerce, dans leur prise de décisions responsables, dans leur engagement communautaire au moyen d’actions caritatives concrètes et porteuses, les grandes entreprises familiales gagnantes prospèrent en optimisant les partenariats.

Fondé en 1898 par Warren A. Bechtel, le Groupe Bechtel – dont le PDG jusqu’en 2014 fut un membre de la quatrième génération pendant que la cinquième génération se préparait à prendre la relève avec Brendan Bechtel comme président et chef de l’exploitation – se situe en tête des entreprises du domaine de la construction aux États-Unis et occupe la deuxième place mondiale dans ce secteur. Avec ses 58 000 employés qui déploient leurs compétences pour construire des barrages, des raffineries et des centrales électriques, Bechtel érige des villes entières. Forte d’un solide réseau de contacts internationaux avec les plus riches et les plus puissants de ce monde, cette CCF possède une étonnante capacité à créer tout autant qu’à repérer des occasions d’affaires, ne craignant pas d’investir dès qu’elle soupçonne un potentiel intéressant. En saisissant bien les besoins d’éventuels partenaires, l’entreprise décuple sa compétitivité grâce à des partenariats où chacun trouve son compte. Elle-même complète ainsi sa propre expertise, accédant à des connaissances ou à des ressources qui lui font défaut.


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Très tôt dans son histoire, la famille Bechtel a misé sur ces associations qui ont assuré son développement et son influence : en 1931 déjà, formant un consortium de six sociétés, Warren Bechtel a participé à la création d’une des premières coentreprises de l’industrie de l’énergie pour ériger le barrage Hoover sur le fleuve Colorado, à la frontière de l’Arizona et du Nevada. Dans cette lignée tracée par son fondateur, l’entreprise maintient encore aujourd’hui cette philosophie, multipliant les partenariats, se concentrant sur les secteurs les plus rentables de son expertise.

4 - Commandement ou agir et s’adapter librement

L’image d’une entreprise familiale cristallisée dans des traditions dépassées, incapable de s’extraire d’un moule désormais inadapté, travestit la force véritable des CCF. S’il est vrai que le danger de stagnation est bien réel, les grandes entreprises familiales enracinées depuis des décennies ont plutôt fait preuve d’un dynamisme créatif et d’une capacité étonnante à effectuer les changements parfois radicaux garants de leur durée.

Bon an, mal an, depuis sa fondation en 1889, la société Michelin a toujours investi sans lésiner dans la recherche et le développement, se distinguant largement des normes en vigueur dans l’industrie et ne se laissant pas distraire de sa ligne de conduite : l’innovation. Il y a quelques décennies, François Michelin, alors le grand patron, cinquième de la lignée, aimait à se promener dans les installations de l’entreprise. Un jour, il s’arrêta devant un jeune homme qui venait à peine d’être engagé à la comptabilité et qui réalisait sa tâche grâce à un système qu’il avait créé pour faciliter ses calculs. Convaincu d’être réprimandé pour ne pas avoir respecté le protocole, il expliqua son système au patron. Ce dernier, ébahi par son ingéniosité, conduisit le nouvel employé au service de RD, donnant l’ordre qu’on l’intègre dans l’équipe. Conséquence : ce jeune homme, qui s’appelait Marius Mignol, devint plus tard l’inventeur du pneu radial. Grâce à cette ouverture et à cet esprit non traditionnel, la société Michelin maintient sa position de chef de file en tant que fabricant de pneus depuis plus d’un siècle.

Administrateurs soucieux de la pérennité de l’entreprise plutôt que serviteurs des actionnaires, les dirigeants des entreprises familiales gagnantes agissent avec indépendance, originalité et courage dans l’optique de renouveler continuellement leur organisation, lui donnant la capacité de s’adapter à un environnement en perpétuelle mouvance. Cette liberté intrinsèque aux CCF donne la flexibilité aux administrateurs d’agir rapidement en trouvant appui au sein d’une équipe de direction cohésive et diverse qui multiplie les points de vue et favorise les échanges sincères.

La durée : prendre le temps d’agir à long terme

Continuité, communauté, connexion, commandement. Quatre priorités, une ligne directrice : l’investissement à long terme, et ce, dans toutes ses possibilités, c’est-à-dire humaines, stratégiques et décisionnelles, de même qu’en matière de développement et de partenariats. Notons aussi une orientation à long terme fermement ancrée dans une mission claire et des valeurs incarnées par les dirigeants. Voilà une approche inspirante et quelque peu simpliste, direz-vous, parce qu’elle semble tellement aller de soi en assurant une cohésion et une solidité à travers le temps. S’agit-il d’un idéal applicable à n’importe quelle entreprise dans une société de l’impatience prête à éjecter le dernier PDG entré en fonction si les profits trimestriels ne répondent pas aux avides aspirations des actionnaires pressés ? Certainement.

Les moyens de structurer une entreprise selon une vision de durée ? D’abord en réfléchissant aux valeurs et à la mission, en nourrissant cette culture, puis en protégeant cette réputation qui peut être balayée sur un simple coup de tête. Qu’on choisisse de créer une marque ou de poursuivre l’innovation, toute action significative s’inscrit sur un horizon temporel lointain et prometteur. À ceux qui le désirent, nous proposons de freiner un moment les ambitions à court terme et d’observer les possibilités à l’horizon.


Pour en savoir plus

  • Danny Miller et Isabelle Le Breton-Miller, Réussir dans la durée – Leçons sur l’avantage concurrentiel des grandes entreprises familiales, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010, 404 pages.