Article publié dans l'édition Hiver 2020 de Gestion

De grandes entreprises du Québec forment leurs cadres et leurs employés à la méditation et leur proposent des outils pour favoriser leur mieux-être au travail. Rencontre avec des gestionnaires qui ont bonne conscience.

Imaginez la scène : le patron d’une entreprise croise une employée bouleversée par l’échange acrimonieux qu’elle vient d’avoir avec un client. La principale préoccupation du patron ? Non, ce n’est pas de connaître la cause de l’insatisfaction du client : il désire d’abord aider son employée à réduire la pression.

Il l’invite à se réfugier dans une salle et s’assoit avec elle pour l’accompagner dans une séance de méditation. Les deux en ressortent quelque 30 minutes plus tard dans un état d’esprit apaisé.

Scénario improbable? C’est pourtant ce qui est arrivé chez Sodexo Canada, à Montréal. Le patron en question, c’est Suzanne Bergeron. Il y a deux ans, elle a mis en œuvre un programme destiné à favoriser le mieux-être des employés. Depuis, la pleine conscience fait son petit bonhomme de chemin au sein de cette entreprise qui offre des services de gestion des installations ainsi que des services alimentaires à ses clients.

«Un tel programme avait été instauré avec succès au siège social de Sodexo, en France. Cela nous a inspirés pour aller de l’avant», explique la présidente. Un premier groupe de douze personnes a donc été formé à la présence attentive, une façon de calmer le mental et le corps en s’ouvrant au moment présent.

Ce temps d’arrêt apparaissait important aux yeux de Suzanne Bergeron pour cette employée perturbée par la conversation téléphonique qu’elle avait eue avec son client. « Cela lui a permis de se recentrer sur l’ici et sur le maintenant, de regarder la situation sans poser de jugement, au lieu de ruminer des émotions négatives pendant tout le reste de la journée», explique la dirigeante.

L’employée a alors pu trouver plus facilement une solution pour résoudre le problème du client. «La pleine conscience ne s’impose pas, affirme Suzanne Bergeron. On peut offrir un espace et des outils pour favoriser l’apprentissage de la méditation, créer un terreau fertile, mais la démarche doit être volontaire.»

Sodexo poursuit donc dans cette voie. En mars 2019, elle a lancé une deuxième cohorte de formation. Au total, 68 personnes se sont inscrites. L’entreprise propose également des séances de méditation en ligne, en français et en anglais, sur une base bihebdomadaire, auxquelles une vingtaine de personnes participent.

«Aujourd’hui, les employés ne s’étonnent plus de voir un collègue en train de méditer à son bureau. Les perceptions ont changé et les gens respectent les pratiques des autres», explique Nicole Paquet, adjointe exécutive de la présidente et responsable de l’initiative «pleine conscience au travail».

Des retombées positives

Selon Suzanne Bergeron, la pleine conscience ne s’enseigne pas en ayant recours à une approche traditionnelle en matière de formation. «Nous n’avons pas fixé des objectifs de résultats, et ce, volontairement», précise-t-elle.

Cela dit, bien qu’ils soient parfois difficiles à évaluer, les effets de la pratique de ce type de méditation sont nombreux et tangibles : réduction du stress, augmentation de la concentration, calme intérieur accru devant les défis, bienfaits sur la santé physique, etc.

Chez Via Rail, on constate aussi des changements positifs, même si ce virage a été entrepris plus récemment. La pleine conscience y a fait son entrée en 2018 par l’entremise du Mindwell Challenge, une formation en ligne conçue par Mindwell-U, une entreprise de Vancouver.

Quelque 400 personnes ont suivi ce programme d’une durée de 30 jours, à raison de cinq à dix minutes par jour, dans lequel on aborde différents aspects de la pratique de la méditation, par exemple la concentration et la pleine conscience du corps, des pensées et des émotions.

Au cours de la dernière année, plus d’une quarantaine de personnes ont aussi suivi un programme de formation de huit semaines offert par la firme Mindspace. Plusieurs outils (articles d’universitaires, cours virtuels sur Internet, etc.) ont été mis en ligne dans le Hub du savoir, le centre de formation en leadership pour les cadres et les gestionnaires de Via Rail, où une section est maintenant consacrée à la pleine conscience.

«Notre stratégie, c’est d’y aller pas à pas. Ce sont ceux qui ont suivi les formations qui deviennent les meilleurs ambassadeurs», explique Marie-Claude Laporte, conseillère principale, santé et mieux-être, chez Via Rail.

Une « contagion » favorable

Une fois que la pleine conscience s’est enracinée dans une entreprise, il devient très difficile de l’arrêter. Cela pose tout un défi aux gestionnaires, qui doivent constamment faire évoluer leur programme. IA Groupe financier a été un des précurseurs dans ce domaine au Québec : on y a offert la première formation en 2016.

C’est Yvon Charest, à l’époque président et chef de la direction, qui a lancé le mouvement. « Très intéressé par le développement personnel et par la connaissance de soi, il avait contribué à instaurer une culture d’entreprise axée sur le coaching et sur le co-développement. Faire le pas jusqu’à la pleine conscience allait donc de soi. Sa vision consistait à créer une organisation consciente », explique Chantal tardif, jusqu’à récemment directrice du développement organisationnel et aujourd’hui consultante pour le groupe.

Au départ, la méditation de pleine conscience s’adressait aux cadres supérieurs et faisait partie du programme de développement du leadership. On l’a ensuite offerte à d’autres gestionnaires en adoptant une approche plus souple.

Certaines mesures ont été mises en œuvre pour faciliter la pratique, notamment l’aménagement de salles de pleine conscience, tandis que des ressources (lectures, exercices de visualisation, etc.) ont été diffusées dans l’intranet. On organise aussi des midis-conférences de sensibilisation au bien- être. À ce jour, près de 200 personnes ont reçu une formation en présence attentive, à raison de deux cohortes par année.

Quand de plus en plus de gens incorporent cette pratique dans leur quotidien, cela transforme à la fois les individus et les organisations tout entières. « En étant présents dans ce qu’ils accomplissent et à l’écoute d’eux-mêmes, les employés deviennent plus à l’écoute des autres, explique Mme Tardif. S’établit alors une véritable collaboration au sein des équipes. »

Forte demande

Il y a un peu plus de deux ans, un appel à tous a été lancé dans les réseaux sociaux internes du Cirque du Soleil pour savoir si la pratique de la pleine conscience pouvait intéresser certains employés. Quelque 200 personnes ont levé la main au siège social montréalais de l’entreprise, qui compte 1 600 employés. «Le nombre nous a surpris. Il y avait plus d’adeptes qu’on le pensait», raconte Josianne Martel, conseillère principale, développement du talent et culture.

Le Cirque propose aujourd’hui diverses initiatives liées à la pleine conscience au travail qui s’intègrent dans le programme de santé et de mieux-être : cours d’initiation à la présence attentive, séances de méditation durant les heures de travail, applications mobiles spécialisées, cours de cohérence cardiaque pour apprendre à bien respirer et à mieux gérer son stress, de même que des retraites de qi gong certaines fins de semaine.

«C’est la pleine conscience en mouvement», explique Josiane Martel. Depuis un an environ, les employés ont accès à une salle réservée à la méditation où ils peuvent se rendre au besoin pour se ressourcer.

L’entreprise offre désormais une formation sur la pleine conscience appliquée au travail, conçue en collaboration avec Mindspace. «On y aborde différents thèmes : on explique par exemple comment la pleine conscience peut aider à être plus créatif, à mieux gérer ses priorités ou à améliorer sa manière de communiquer. La formation accorde une grande place aux notions scientifiques et aux neurosciences. Cela contribue à briser les tabous quant au caractère ésotérique que certains prêtent à ce concept», explique Josianne Martel.

La présence attentive a aussi été introduite dans le programme de développement du leadership offert aux cadres et aux gestionnaires, de même que dans le programme d’intégration des nouveaux employés. Le défi pour le Cirque du Soleil consiste maintenant à continuer à assouvir cet appétit manifeste pour la pleine conscience au sein de ses troupes.

« Nous avons sondé le comité de direction et les employés pour connaître leurs besoins en matière de formation. Une des questions soulevées est la gestion stratégique des priorités quand tout est important. De façon claire, ils cherchent des outils pour les aider à relever les défis du monde du travail d’aujourd’hui et de demain », soutient Josianne Martel.