Alors que plusieurs entreprises abolissent les murs de leurs bureaux, pensant ainsi faciliter les relations entre collègues, certaines études montrent que les aires ouvertes auraient plutôt l’effet inverse. Explications et solutions.

En 2018, une recherche menée par la Harvard Business School a mesuré le niveau d’interactions réelles et virtuelles dans deux entreprises classées dans le Fortune 500 ayant opté pour des bureaux à aire ouverte. Les chercheurs Stephen Turban et Ethan S. Bernstein ont analysé les échanges entre collègues avant et après la transformation. Résultat? Le nombre de conversations en face à face a chuté d’environ 70 %, alors que les contacts par messagerie ou courriels ont, quant à eux, augmenté.

S’il s’attendait à constater une certaine différence, Stephen Turban a été surpris par l’ampleur de celle-ci. « Cela pourrait s’expliquer par le désir de se soustraire aux interactions humaines quand nous sommes trop stimulés », explique-t-il. Pour ne pas déranger leurs collègues, les employés choisissent des moyens électroniques pour communiquer.

Professeure au Département de management et technologie de l’École des sciences de la gestion (ESG) de l’UQAM, Viviane Sergi étudie actuellement l’influence de l’aménagement sur les pratiques de travail dans les organisations québécoises. Elle observe le même phénomène ici. « On constate que, dans les espaces ouverts, il y a moins d’échanges spontanés, moins de conversations qui vont s’amorcer naturellement. Les gens ont tendance à être plus discrets. »

En plus d’avoir un effet sur les interactions, ce type d'environnement peut également agir sur la cohésion d’équipe, remarque la chercheuse. « Les organisations qui optent pour ce genre d’aménagement vont souvent mettre en place des mesures afin de favoriser la flexibilité des horaires, le travail à distance et l’élimination des bureaux assignés », ce qui pourrait expliquer en partie cette diminution des discussions en face à face. De même, ces changements vont généralement de pair avec l’ajout de nouveaux moyens technologiques, augmentant du coup les échanges par courrier électronique ou par messagerie instantanée, analyse-t-elle.

Une productivité en baisse?

Autre effet observé par les chercheurs de Harvard : dans l’une des deux compagnies ayant participé à l’étude, les employés se sont montrés moins productifs après la transformation de leur espace de travail. « Toutefois, les données ne nous permettent pas de conclure que cela se produit dans toutes les entreprises ayant subi ce genre de changement », nuance Stephen Turban. Or, la professeure Viviane Sergi a tout de même remarqué que la charge est plus lourde pour les travailleurs aux lendemains d’une telle reconfiguration. « Les études révèlent qu’il y a un enjeu de travail supplémentaire quand il faut se trouver une place le matin dans ces bureaux partagés, utiliser la plateforme pour réserver une salle de réunion, retrouver ses collègues dans les différents espaces, etc. »

Ces effets tendent toutefois à s’atténuer avec le temps, ajoute-t-elle. C’est pourquoi il est un peu tôt pour tirer des conclusions sur les conséquences réelles des bureaux à aire ouverte. « Actuellement, la plupart des études analysent les changements qui surviennent jusqu’à trois ou six mois après la transformation, mais il faudra aussi étudier les effets à moyen et à long terme. » En effet, réaménager l’espace touche non seulement l’organisation du boulot, mais également les processus, les méthodes, la culture d’entreprise, le sentiment d’appartenance, la hiérarchie, souligne Viviane Sergi. « C’est plus simple de déplacer des tables et des chaises que de reconfigurer les pratiques de travail. Cela demande du temps pour mesurer cette facette. »


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Des espaces bien pensés

Psychologue industrielle et associée chez Hors-Piste, Julie Bourbonnais croit qu’éliminer les murs ne doit pas être qu’un changement esthétique et doit inévitablement s’accompagner d’une réflexion plus poussée pour que ce changement soit bénéfique. « Aujourd’hui, il n’est pas question uniquement d'ouvrir l’espace; on doit créer d'autres lieux qui répondent à différents usages comme la socialisation, la collaboration, le travail isolé, les échanges confidentiels, etc. »

Ces espaces « équilibrés » doivent donc être dessinés en fonction des besoins réels des employés, ajoute la psychologue. Cela permet d’éviter des changements qui, finalement, ne plairont pas aux équipes. De plus, Julie Bourbonnais suggère d’offrir de l’accompagnement dans cette transition, qui bouleverse tant les habitudes que les codes et les valeurs. « Par exemple, en éliminant les places assignées, les gens perdent leur bureau, qui est souvent leur point d’ancrage. » Les gestionnaires doivent donc les aider à se créer de nouveaux repères dans cet environnement déconstruit, et à bien utiliser les lieux. Elle conseille également aux gestionnaires de consulter régulièrement leurs troupes pour rectifier le tir et s'ajuster à leurs demandes au fil du temps.  

Ainsi, si plusieurs organisations ont choisi d’adopter les aires ouvertes pour gagner de l’espace et économiser, c’est un pensez-y-bien, avertit Stephen Turban. « Ce que nos recherches suggèrent, c'est qu'il y a des limites et même des inconvénients à ce type d’aménagement, en particulier en ce qui concerne la communication. » Il vaut donc mieux être critique et bien évaluer ses besoins avant de se lancer dans une transformation importante.