Illustration : Sébastien Thibault

Lessor du domaine numérique semble actuellement irrépressible, mais il pourrait se fracasser sur ses propres limites matérielles. «Raison de plus pour se tourner vers la sobriété numérique», soutient le fondateur de Green IT, Frédéric Bordage.

Vous êtes à l’origine de l’expression sobriété numérique. Qu’entendez-vous par là?

Frédéric Bordage : J’ai consciemment choisi ce terme pour dresser un parallèle entre notre usage du numérique et d’autres dépendances, par exemple, envers les drogues ou l’alcool, dont une utilisation immodérée provoque des retombées négatives. Dans le cas du numérique, celles-ci sont d’ordre environnemental, en raison de la consommation de ressources naturelles, de la production de gaz à effet de serre (GES) et de la pollution qu’entraînent la fabrication et l’emploi d’appareils technologiques. Elles sont aussi de nature sanitaire, à cause des dangers de dépendance, d’isolement, de harcèlement en ligne, etc. Enfin – et on en parle trop peu –, les conséquences sont aussi autodestructrices, puisque notre relation actuelle avec ces appareils risque de précipiter la fin de l’ère numérique.

Pourquoi dites-vous cela?

FB : On trouve des dizaines de métaux différents dans un téléphone intelligent ou un ordinateur, sans compter le pétrole qui entre dans appareils. Or, nous sommes en train d’épuiser les réserves rentables de ces matériaux. Sur le plan géologique, ils sont très abondants sur notre planète, mais cette quantité diminue radicalement si l’on tient compte du nombre limité de gisements que nous sommes capables d’exploiter. Au rythme actuel, ces ressources disparaîtront en quelques décennies. C’est le principal enjeu sociétal de notre rapport au numérique. Notre consommation immodérée privera t-elle des générations futures de la possibilité de profiter des avantages du numérique là où ça compte vraiment, comme dans les soins de santé, par exemple?

Dossier – Consommation numérique : prêts pour un régime minceur?

En dehors de cette question de l’épuisement des matières, quels sont les autres enjeux environnementaux du numérique?

Il existe neuf limites planétaires, c’est-à-dire des processus qui menacent la stabilité de notre biosphère, comme les changements climatiques ou l’érosion de la biodiversité. Le consensus scientifique actuel estime que nous en avons dépassé six, ce qui cause 16 crises environnementales et sanitaires majeures. Or, le numérique contribue à quatre d’entre elles. Il accélère l’épuisement des métaux et des ressources fossiles, en plus d’augmenter les radiations ionisantes dans les pays où l’électricité est produite par le nucléaire et d’accroître les émissions de GES.

D’ailleurs, on parle beaucoup des émissions de GES générées par l’utilisation du numérique, mais le véritable enjeu tient à la fabrication des appareils. En France et au Québec, la disparition des métaux et des ressources fossiles compte pour plus de la moitié des retombées négatives du numérique, dont les trois quarts sont attribuables à la production des appareils.

Quelles sont les pistes de solution pour devenir plus sobre sur le plan numérique?

On parle beaucoup de notre utilisation et on invite les gens à envoyer moins de courriels, à vider leur corbeille et à réduire leur visionnement de séries en ligne. Mais c’est une goutte d’eau dans l’océan. C’est vraiment à notre consommation d’équipements que nous devons nous attaquer. Nous devons produire moins d’appareils et prolonger leur durée de vie. Cela exige de diminuer la pression du marketing qui incite les consommateurs à changer d’appareil sans arrêt. Nous devons en outre fabriquer des appareils démontables et réparables, et nous assurer qu’ils puissent suivre longtemps les mises à jour logicielles. Les garanties doivent également être allongées.

Un tel changement de modèle d’affaires est-il envisageable pour les fabricants?

On peut très bien imaginer un modèle d’affaires dans lequel Apple et Samsung vendraient un téléphone trois fois plus durable que les appareils actuels. S’ils le vendaient plus cher que les modèles actuels, mais moins que le prix de trois téléphones, le consommateur économiserait. Le fabricant diminuerait alors ses coûts de fabrication et de transport, et préserverait ainsi ses marges bénéficiaires.

La sobriété n’exige donc pas de renoncer au numérique, mais plutôt de fabriquer et de consommer différemment?

L’approche que nous avons chez Green IT se situe entre les techno-optimistes et les technophobes. Nous proposons plutôt une slow tech. Nous devons arrêter de penser que la solution à tous les problèmes réside dans un appareil de haute technologie. Nous devons aussi réduire notre consommation de gadgets inutiles, comme une montre intelligente. Surtout, nous devons apprendre à voir dans le numérique un bien commun et une ressource épuisable que l’on doit préserver pour les générations à venir.

Article publié dans l’édition Printemps 2024 de Gestion