A l’heure où les sociétés postindustrielles sont confrontées à des taux de croissance en berne, à un chômage à un niveau historiquement haut et à un modèle productiviste en perte de vitesse, certains pays à l’autre bout de la planète ont développé une approche innovante pour résoudre leurs problèmes sociaux.

Aux Philippines, GK Enchanted Farm, première plateforme d’incubation d’entrepreneurs sociaux d’Asie du Sud-Est, a conçu un programme alliant efficacité économique et amour d’autrui pour lutter contre la pauvreté. Et ça marche! GK Enchanted Farm est une organisation à but lucratif émanant de l’ONG Gawad Kalinga qui signifie « prendre soin », créée par Tony Meloto, ancien cadre dirigeant de Procter & Gamble. Plateforme unique en son genre, elle réunit des entrepreneurs sociaux, des agriculteurs et des communautés pauvres. Articulé autour du concept de « Farm Village University », cet écosystème offre un service d’incubation à des entreprises sociales du secteur agricole, crée des conditions favorables pour assurer des moyens de subsistance en milieu rural, et enfin, forme des jeunes pauvres à fort potentiel à l’entrepreneuriat social. L’objectif à horizon 2024 est de bâtir une armée d’entrepreneurs sociaux issus du bas de la pyramide pour permettre au peuple de reprendre en main son destin après 350 ans de présence étrangère. Dans un pays qui compte 21 millions de personnes frappées par la grande pauvreté malgré une croissance d’environ 6 % au cours des cinq dernières années et 12 millions d’hectares de terres arables, le fondateur de la Ferme enchantée veut voir grand. Il rêve de faire émerger, grâce à la solidarité en action, une économie inclusive. Il veut créer de la richesse autrement et transformer la mentalité des Philippins qui préfèrent s’expatrier plutôt que de générer de la prospérité dans l’archipel.


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De la philanthropie à la création de filières industrielles

Convaincu que la libération des pauvres passera par l’entrepreneuriat social, Tony Meloto a construit sa vision selon un plan directeur en trois phases. La première consiste à restaurer la dignité des pauvres issus des bidonvilles. Leur donner un toit, une parcelle de terre et de la nourriture est le point de départ, sans toutefois promouvoir une culture de l’assistanat. Les pauvres contribuent, par exemple, à la construction de leur maison en apportant leur « sweat equity ». Dès lors que les besoins primaires sont satisfaits, les pauvres deviennent « éducables » et sont formés pour être de futurs entrepreneurs sociaux productifs auxquels on enseigne les valeurs d’un leadership éthique. Ils seront à l’origine de filières économiques durablesintégrant des chaines d’approvisionnement complètes, de la production à la distribution en passant par la transformation. Dans les pays émergents, l’entrepreneuriat social prend souvent la forme d’une idée commerciale, prioritairement dans l’industrie agroalimentaire où l’on peut créer de la valeur localement pour les familles et les communautés, à l’opposé du schéma d’importation. En repensant l’aide au développement, Tony Meloto a adopté une approche résolument disruptive. Selon lui, la pauvreté est d’abord celle de l’esprit et du cœur. Le dénuement matériel n’est qu’une conséquence. Il n’a jamais cru à la politique de la main tendue; au contraire, dans sa conception, seul l’amour peut restaurer la dignité des pauvres, considérés comme les rebuts de la société, et les accompagner dans leur parcours d’autonomisation.

Des entreprises sociales responsables et humanistes

Faire le pari que demain, les plus pauvres seront à la tête d’entreprises sociales florissantes dotées de marques locales de classe mondiale, ne relève pas de l’utopie. La Ferme enchantée compte une vingtaine d’entreprises dont les plus emblématiques sont Human Nature, leader des cosmétiques naturels et équitables, et Plush & Play qui propose une gamme de jouets en peluche cousus à la main par 25 « Titas » (mères) de la communauté. Parmi les jeunes pousses les plus prometteuses, on peut citer CalaBoo qui fabrique des produits laitiers à partir du lait de bufflonne et crée un effet positif sur la vie des éleveurs. Les entrepreneurs à la tête de ces initiatives, qui vivaient pour certains dans la grande pauvreté et travaillent aujourd’hui en partenariat avec de jeunes Philippins et Occidentaux éduqués de la classe moyenne, intègrent les leviers du développement durable, de la permaculture au recyclage des déchets en passant par l’énergie propre. Les entreprises sociales incubées à la Ferme reposent sur trois principes clés : donner accès à des occasions d’emplois qualifiés aux plus pauvres, créer de la valeur sociale grâce à un modèle économique rentable et favoriser l’autonomie des communautésen valorisant les produits locaux. Ce modèle favorise l’apparition de nouveaux marchés qui ne seront plus financiers, mais sociaux où il s’agit de promouvoir des réseaux de production, de distribution et de consommation s’appuyant sur un apprentissage collectif selon des règles éthiques, écologiques et solidaires. Dans cette configuration, on n’investit plus dans des projets, mais dans des hommes. La différence est de taille.

Quels enseignements pour les pays riches?

L’action menée par Tony Meloto est de grande envergure. Non seulement elle permet de raccrocher des millions de pauvres à la croissance, mais elle pose également les fondements du vivre-ensemble dans une société où les riches et les plus démunis ne se mélangent pas. L’entrepreneuriat devient le ciment d’un mouvement national pour ne laisser personne au bord de la route. L’essaimage du modèle de la Ferme enchantée est déjà en cours dans 24 provinces de l’archipel. Les 500 000 entrepreneurs sociaux formés aux quatre coins du pays assureront la pérennité de l’initiative. Puisqu’aucun gouvernement ni institution n’a encore la solution pour faire advenir une économie plus juste et un monde meilleur, il existe un intérêt à hybrider les visions et à bâtir des alliances nouvelles. Ce que la Ferme enchantée nous enseigne est qu’en constituant des écosystèmes intelligents où entreprises privées, réseaux associatifs, pouvoirs publics et société civile coopèrent, une perspective radicalement optimiste se dessine pour réaliser davantage d’unité dans la diversité. Alors, à quand une Ferme enchantée en France ou ailleurs en Europe? L’adoption du modèle, sous réserve de quelques adaptations, offrirait de l’espoir et du sens aux jeunes désœuvrés. En effet, ne serait-ce pas un moyen de réduire le chômage, de mettre en mouvement les territoires et de dynamiser l’économie à l’échelon local? Il serait également souhaitable de se pencher sur la notion d’héroïsme collectif. Véritable contreculture à l’individualisme des pays occidentaux qui semblent résignés par rapport à leur avenir, la philosophie de la Ferme s’ancre dans des valeurs propres, dont l’amour du pays et l’exemplarité, et des valeurs universelles. « Pourquoi les décideurs politiques et économiques les plus influents de la planète viennent-ils à moi? Je ne suis qu’un homme ordinaire », se questionne souvent Tony Meloto. Sans doute parce qu’il est à la fois visionnaire et homme d’action porté par une intention sincère que les élites, coupées des réalités, ont perdue. Les nations en crise peuvent elles aussi mettre fin à la pauvreté qui guette leur jeunesse en montrant la voie de la solidarité économique et humaine par l’intermédiaire de l’entrepreneuriat social. À condition que tous les acteurs jouent le jeu de la convergence ensemble.