Le rôle de l’empathie dans un contexte organisationnel est de plus en plus reconnu et étudié. Les recherches suggèrent que l’empathie a un effet potentiellement considérable sur les organisations, notamment au chapitre de la prise de décision éthique et de la mise en place d’une culture éthique au sein de celles-ci. Aperçu de l’avancée des connaissances à ce sujet.

Étudiée depuis plusieurs décennies – et même depuis des siècles! – par les philosophes et les psychologues, l’empathie est devenue plus récemment un sujet d’intérêt en neurosciences. Les recherches dans ce domaine ont permis de mieux comprendre le phénomène de l’empathie, qui est décrit comme un construit multidimensionnel définissant la capacité naturelle des humains de comprendre et de reconnaître les émotions des autres personnes. Ce phénomène intègre des dimensions affective, cognitive et motivationnelle.

La dimension affective est une réaction spontanée d’une personne qui éprouve, à un degré moindre, une émotion – tristesse, joie, colère, etc. – ressentie par autrui. La dimension cognitive, elle, constitue un phénomène intellectuel qui requiert un effort et de l’imagination, dans lequel on parvient à comprendre les émotions des autres en envisageant la situation selon leur point de vue à eux. Cela correspond à la fameuse capacité de «se mettre dans les souliers de l’autre». Enfin, les recherches ont démontré que l’empathie a aussi une dimension motivationnelle : la préoccupation empathique (empathic concern en anglais) correspond à la réaction de compassion ou de sympathie qu’on peut avoir envers une personne qui en a besoin, ce qui nous amène à vouloir prendre soin d’elle ou à vouloir l’aider. De façon générale, on considère que l’empathie favorise donc les comportements prosociaux et inhibe les comportements antisociaux.

On a longtemps cru que l’empathie était innée et ne pouvait se développer. Or, on sait aujourd’hui qu’il n’en est rien, en particulier pour ce qui est de la dimension cognitive de l’empathie, qui est une capacité qu’on peut développer. Il est également possible de travailler l’aspect purement émotionnel de l’empathie et d’améliorer son niveau de sensibilité. À cet égard, la «pratique» des émotions à travers les arts est perçue comme une avenue prometteuse. Par exemple, lorsque nous lisons un roman ou regardons un film, nous ressentons des émotions par empathie avec les personnages et nous «pratiquons» en ce sens notre capacité à nous mettre à la place des autres et à comprendre leur subjectivité émotionnelle.

Ces dernières années, les recherches en neurosciences ont considérablement aidé à déchiffrer les mécanismes de l’empathie et à améliorer notre compréhension de ce phénomène. Les retombées dans un contexte organisationnel retiennent l’attention, notamment en ce qui concerne les enjeux éthiques. En effet, des recherches avancent que l’empathie peut influencer la réflexion, la prise de décision et les comportements éthiques au sein des entreprises[1].

Une vision stéréotypée des gens d’affaires

À tort ou à raison, que ce soit au cinéma ou dans la littérature, le monde des affaires a souvent été représenté comme un univers ultra compétitif où l’individualisme règne en maître. Les requins de Wall Street y occupent le haut du pavé. Dans ce contexte et selon cette vision des choses, l’empathie n’apparaît pas comme une faculté qu’on associe d’emblée aux gens d’affaires. Elle est également peu enseignée dans les écoles de commerce. En effet, on a longtemps pensé que les émotions, et l’empathie, n’avaient pas leur place en affaires. Mais les temps changent.

En réalité, la gestion des organisations diffère largement de cette vision stéréotypée. Sur le terrain, on constate que les gestionnaires sont conscients de l’importance de l’empathie et que ceux qui en font preuve dans le cadre de leur travail ne sont pas rares. Grâce à elle, ils parviennent, par exemple, à mobiliser les employés et à améliorer la confiance envers l’organisation.

Les gestionnaires empathiques ont davantage accès aux émotions des membres de leur équipe et peuvent connecter avec eux ; ils sont donc mieux à même d’évaluer les situations et de prendre des décisions plus éthiques. L’empathie améliorerait également le leadership, ainsi que les relations avec les employés et les pairs.

Cette faculté de se mettre à la place d’autrui pèse également lourd dans la balance d’un point de vue organisationnel, dans la mesure où elle constitue un préalable à l’engagement moral envers les parties prenantes et un rempart contre les pratiques opérationnelles impersonnelles et déshumanisées.

Des retombées importantes

1. La prise de décision éthique

Dans les situations complexes où les défis sont nombreux, l’empathie aide à prendre des décisions plus éclairées. Ici, ce sont à la fois les dimensions affective et cognitive qui sont à l’œuvre. En effet, dans la mesure où les questions éthiques au travail sont souvent fortement chargées sur le plan émotif, une meilleure compréhension de celles-ci permet de mieux évaluer la situation. Par ailleurs, la dimension cognitive de l’empathie renforce la capacité de se faire une représentation mentale de l’état d’esprit ou des émotions ressenties par autrui. Elle aide aussi à évaluer les conséquences de nos décisions sur des parties prenantes vulnérables. En résumé, plus nous tenons compte de la perspective des autres, meilleure sera notre analyse de la situation et plus nos décisions seront éthiques.

2. Le développement de compétences

Développer son empathie peut être considéré comme une véritable vertu professionnelle et constitue aussi un élément incontournable pour réussir à trouver des solutions bienveillantes à divers problèmes en milieu de travail. En ce sens, l’empathie contribue à la culture éthique des organisations.

3. L’engagement moral

L’empathie constitue un facteur déterminant d’engagement moral envers les collègues, les employés et les parties prenantes internes et externes à l’organisation. Il faut savoir que l’empathie affective varie non seulement en fonction du degré de proximité physique entre les personnes, mais aussi de leurs liens sociaux, culturels ou psychologiques. Ainsi, plus un lien empathique peut s’établir de façon directe entre des individus, plus ceux-ci seront portés à s’engager moralement au sein de leur équipe. En l’absence de cette proximité, la dimension cognitive de l’empathie peut cependant prendre la relève du volet affectif et les aider à imaginer et à comprendre les émotions de personnes ou de parties éloignées.

4. Le leadership

L’empathie tend à rendre les gestionnaires plus «humains», à en faire de meilleurs leaders tout en luttant contre les pratiques d’affaires froides et impersonnelles. Elle serait même un incontournable pour (ré)humaniser le milieu des affaires et les entreprises, pour lutter contre l’individualisme et pour rétablir l’esprit de collaboration qui a parfois été mis à mal après plus de deux ans de pandémie et de travail à distance.

5. L’efficience des organisations

Des recherches suggèrent que l’empathie améliorerait le travail d’équipe, la coopération et la réciprocité entre les individus, et contribuerait à l’intégration dans le groupe. On a également remarqué que les entrepreneurs dotés d’une grande empathie réussissent à mieux motiver leurs employés, les aident à faire face aux situations stressantes et sont moins générateurs de stress, tout en étant davantage à l’écoute des attentes et des besoins des parties prenantes.

Les limites de l’empathie

Malgré toutes ses retombées positives, il reste que l’empathie n’est pas une panacée et qu’elle peut potentiellement avoir des conséquences négatives sur le plan éthique. Par exemple, dans un contexte de travail, le fait d’éprouver une très grande empathie et une préoccupation empathique pour une personne et pour sa situation peut nous inciter à la favoriser indûment par rapport à d’autres employés, ce qui contreviendrait aux principes d’équité et de justice. L’empathie peut aussi engendrer une attitude paternaliste envers un employé, ce qui n’est pas constructif.

Malgré ces limites qui peuvent aussi être contrôlées, l’approfondissement d’une culture et d’une pratique de l’empathie, tant sur le plan individuel qu’organisationnel, représente assurément un atout et enrichit la perspective rationnelle qui existe dans les milieux d’affaires.

 

 

Article publié dans l’édition Automne 2022 de Gestion


Référence

[1] Martineau, J. T., Decety, J., et Racine, E., «The social neuroscience of empathy and its implication for business ethics», dans Martineau, J. T. et Racine, E., Organizational Neuroethics: reflections on the contributions of neuroscience to management theories and business practices, Advances in Neuroethics, Berlin, Springer, 2020, p. 167-189.