Depuis 25 ans qu'est survenue cette grande bascule numérique, nos modèles de marketing ont changé de nature.

Il fut un temps où nous bâtissions des modèles comme des instruments. Et ceux-ci, en effet, nous permettaient d'agir. Agir voulait alors essentiellement dire « produire un marché », « fabriquer un consommateur ». Et, en ce sens, nous avons été très efficaces. Nous ne construisons plus désormais des modèles pour « produire » une réalité de consommation, mais pour tenter de « saisir » cette réalité qui, désormais, on le sent bien, nous échappe et s'impose à nous. Pourquoi marque-t-on ? Pour répondre à cette question, il faut remonter aux sources de la marque.

Marquer, c'est identifier afin de distinguer l'uniforme, l'identique. Si je suis contraint de marquer mon bétail, c'est parce qu'il est identique à celui de l'éleveur voisin ! Identifier a une autre fonction. En marquant, j'affirme ma possession. Marquer, nommer, c'est donc aussi se doter du droit d'exercer un contrôle. De cet inconnu qui vient de me mettre son poing dans la figure, je veux d'abord savoir le nom !

Avec le temps, on a accolé à cette première marque une autre couche de sens au delà de la simple identification, celle de la réputation. Et ceci a duré, longtemps, jusqu'à ce que le marketing, peu à peu, s'empare de ce phénomène presque immémorial. D'abord, par la simple production et reproduction d'images lors de la constitution progressive d'une société consommatrice, puis, dès les années 50, dans le cadre d'une véritable « fabrique du marché ». La marque est alors devenue un instrument si puissant du marketing que nous avons fini par nous convaincre qu'elle était bien une création du marketing. Certes, nous voyions bien alors déjà que quelque chose nous échappait quand même. Georges Lewi nous disait par exemple que la marque était la « fille indigne du marketing », soulignant par cette expression provocatrice notre préoccupation face à une marque qui, nous le sentions, nous glissait entre les doigts; nous disions qu'elle n'avait de sens que dans les yeux des consommateurs, qu'elle leur appartenait, etc. Nous le disions d'autant plus facilement que ce n'était pas vrai, et nous le savions tous. Tout compte fait, la vérité, c'est que nous l'avions, le contrôle !

Aujourd'hui, tout ceci ne nous apparaît plus comme un jeu, un simple discours. Au tournant du millénaire, nous entendions Don Tapscott nous parler de l'ère de la transparence; nous commençons juste à réaliser toute l'ampleur de ce qu'il annonçait. Pendant longtemps la marque a été pour nous, au fond, guère plus qu'un artifice, une projection. La marque était un masque que nous apposions sur nos produits, nos services, afin d'en construire l'identité, d'en raconter l'histoire. Un masque, ça a deux fonctions : donner une apparence et dissimuler ! Dans un monde, dans des organisations mises à nu, où la transparence devient la règle, le masque bien sûr se dissout, s’efface. Nous passons donc d'un marketing du contenant, de la surface, à un marketing du contenu, de la pertinence, et je pense que nous ne mesurons pas tout à fait les conséquences de cette autre bascule : l'émergence de la marque totale ou totalisante.  

«Nous passons donc d'un marketing du contenant, de la surface, à un marketing du contenu, de la pertinence [...]»

Dans un monde transparent, en effet, où toute entreprise devient un média, tout finit par faire marque. Vos produits, vos services, vos employés, mais également votre chaîne d'approvisionnement, vos fournisseurs, vos partenaires, vos modes d'embauche, vos engagements, votre politique de ressources humaines, la gestion du fonds de retraite de vos employés, vos placements, l'agencement non seulement de vos commerces, mais également de vos bureaux administratifs; que sais-je encore ? Tous ces éléments et bien d'autres concourent désormais à « produire » votre marque.

Avec l'émergence de cette marque totalisante, dans notre ère qui est celle de la transparence, de la connexion et du pouvoir distribué, nous ne pouvons désormais plus fabriquer notre réalité, nous cessons d'en être les producteurs, d'être les fabricants de nos consommateurs. Et ceci change tout. D'abord, qu'aujourd'hui, pour les marques, la réponse aux problèmes du moment ne peut être obtenue par une réflexion, même radicale, menée en termes de tactiques ou de stratégies. C'est un autre métier qu'il va falloir apprendre, c'est d'une nouvelle tête qu'il va falloir nous doter.