Article publié dans l'édition printemps 2019 de Gestion

Réduire l'empreinte carbone des échanges commerciaux sans que les économies du monde en souffrent : voilà un défi titanesque. Des pistes de solution sont à notre portée, mais le temps presse. Examen de cinq approches prometteuses pour réussir la décarbonisation du transport de marchandises.

Les générations futures pourront considérer les trois derniers mois de l’année 2018 comme une période critique de l’histoire des changements climatiques. En octobre dernier, en effet, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC1) a publié un de ses rapports les plus percutants, faisant valoir que les émissions totales de CO2 devront diminuer de 45 % à 50 % au cours des 12 prochaines années pour éviter de franchir le seuil critique de 1,5 °C. Puis, en décembre, nous avons appris qu’en 2018, les émissions de CO2 avaient augmenté de 2,7 %, une croissance sans précédent qui ouvre la voie à une hausse de près de 40 % des émissions de carbone d’ici 20302.

Comme l’a dit le rédacteur scientifique britannique David Attenborough à la conférence COP243, à ce rythme, nous nous dirigeons vers « l’effondrement de nos civilisations et vers l’extinction d’une grande partie du monde naturel ». À la lumière de ces constats, il appert donc que les dirigeants d’entreprise doivent redoubler d’efforts pour réduire leurs émissions de CO2 à une fraction de leur niveau actuel.


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Qu’est-ce que cela signifie pour la logistique, une activité qui représente approximativement 12 % du PIB mondial et 10 % des émissions totales de CO2 provenant de la consommation d’énergie ? Environ 90 % de ces émissions proviennent du transport de marchandises, le plus gros volet de la logistique. Le transport de fret est donc à l’origine de près de 10 % des émissions totales de CO2 issues de la consommation d’énergie sur la planète.

La décarbonisation des activités de transport est généralement reconnue comme un des défis les plus redoutables de la lutte contre les changements climatiques. Cela tient non seulement à une forte dépendance de ce secteur d’activité aux combustibles fossiles mais aussi à la demande en matière de transport de marchandises, qui devrait augmenter considérablement – et qui risque même de tripler – d’ici 20504.

Les données concernant l’Union européenne (UE) laissent entrevoir l’ampleur du défi. En 2011, l’UE s’est engagée à réduire de 60 % les émissions de CO2 du secteur du transport de marchandises européen d’ici 20505. Pour que ce secteur d’activité atteigne cet objectif tout en tenant compte de la croissance prévue de la demande, la quantité de CO2 émise lors de chaque mouvement de fret devra diminuer de façon à représenter aussi peu qu’un sixième des émissions actuelles d’ici 30 ans6.

En réalité, le défi est encore plus redoutable que ne le suggèrent ces chiffres, car il ne s’agit plus simplement de limiter les émissions annuelles de CO2 à un certain seuil d’ici 2030 ou 2050. Tous les experts en matière de changements climatiques fondent dorénavant leurs prévisions sur la notion de budget carbone, un outil d’analyse qui permet de déterminer l’accumulation maximale d’émissions de CO2 en fonction d’une hausse projetée de la température atmosphérique planétaire (1,5 °C). Or, pour que le secteur du transport de marchandises représente une part du budget carbone mondial équivalente à une hausse de la température de 1,5 °C, les émissions de ce secteur d’activité devront atteindre leur maximum dès que possible puis chuter de manière abrupte. Comment y parvenir ?

Dans mon nouveau livre sur ce sujet, j’examine un large éventail d’approches technologiques, managériales, opérationnelles et réglementaires pour réussir à décarboniser le transport de marchandises. Les conclusions sont les suivantes : si les approches suggérées étaient déployées de manière efficace et à très vaste échelle, il serait possible d’enregistrer une réduction spectaculaire des émissions de CO2 d’ici 10 à 20 ans. On peut classer ces approches en cinq catégories, comme nous le verrons ci-dessous.

1. La gestion de la demande de transport de marchandises

La première approche modérerait et inverserait même éventuellement la croissance prévue de la demande totale de transport de marchandises. Comment? Par exemple en reconfigurant les chaînes d’approvisionnement, en faisant circuler les véhicules plus efficacement et en relocalisant certaines activités de production et de distribution. Les nouvelles méthodes de fabrication comme l’impression 3D pourraient accroître l’efficience des chaînes d’approvisionnement, réduisant ainsi le besoin de transport de marchandises des grands secteurs industriels. L’automatisation des processus de fabrication pourrait également contribuer à la relocalisation du secteur manufacturier des pays à faibles coûts de main-d’œuvre vers les pays industrialisés. Le passage à une économie circulaire pourrait aussi freiner la demande future de transport grâce à des chaînes d’approvisionnement en boucle fermée, tandis que la numérisation en cours des nouveaux produits médiatiques et de divertissement, de même que la réduction de la taille des appareils électroniques, contribuerait à diminuer la quantité de biens à déplacer.

Toutefois, ces tendances en matière de réduction du transport de marchandises seront partiellement contrebalancées par des activités qui intensifieront le trafic commercial. Par exemple, la création d’infrastructures de production et de distribution d’énergie dont la majorité des sources d’approvisionnement seront renouvelables requerra la production et le transport de vastes quantités de matériaux, bien que cet effort de transition doive mener, à terme, à l’élimination du transport de combustibles fossiles. Enfin, l’adaptation des bâtiments et des infrastructures aux conséquences toujours plus lourdes des changements climatiques entraînera également le déplacement d’énormes quantités de matériaux de construction.

2. La priorisation des modes de transport à faibles émissions de carbone

La deuxième approche repose essentiellement sur la densification des marchandises transportées par des modes de transport émettant moins de CO2, par exemple le transport ferroviaire et fluvial. Dans de nombreux pays, il s’agira de privilégier ces modes de transport au détriment du transport routier, qui a connu une énorme croissance au cours des dernières décennies. Le transfert modal – le fait de substituer un mode de transport à un autre – est de loin la mesure de décarbonisation la plus souvent mentionnée dans les déclarations sur la « contribution déterminée au niveau national » formulées par les pays conformément à l’accord de Paris sur le climat. Ainsi, des systèmes de couloirs de transport intermodaux, des méthodes telles que la synchromodalité7 et l’internalisation accrue des coûts environnementaux du transport de marchandises à l’aide de taxes plus élevées devraient favoriser les modes de transport plus écologiques.


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3.  L’optimisation des déplacements de marchandises

La troisième catégorie d’initiatives améliorerait le bilan carbone du transport de marchandises en réduisant les émissions de CO2 lors de chaque mouvement de fret. Les données disponibles indiquent par exemple qu’environ 30 % des distances couvertes par camion sont parcourues à vide et qu’un très grand nombre de véhicules sont loin d’être chargés à pleine capacité. Tous les modes de transport de marchandises pourraient être mieux utilisés, ce qui présenterait des avantages commerciaux et environnementaux. Des plateformes en ligne destinées à favoriser le commerce de la capacité de transport interentreprises, le tout assorti à la fois d’une plus grande volonté des gestionnaires de partager leurs ressources logistiques et d’un assouplissement des contraintes en matière de taille et de poids des véhicules, pourraient contribuer à optimiser le transport routier. À plus long terme, la création d’un Internet physique8, imaginée par le professeur franco-canadien Benoit Montreuil, pourrait s’avérer décisive pour ce secteur.

 4. L’amélioration de l’efficacité énergétique

La quatrième catégorie regroupe les mesures destinées à réduire la consommation d’énergie des camions, des trains, des navires et des avions par kilomètre parcouru. système caténairePour mettre cela en perspective, rappelons que le transport de marchandises représente environ 10 % de la consommation mondiale d’énergie, presque entièrement d’origine fossile. Bien que l’efficacité énergétique de tous les moyens de transport de fret se soit considérablement améliorée au cours des dernières décennies, une combinaison de mesures techniques et opérationnelles pourrait donner lieu à de nouveaux progrès. Dans les secteurs routier et maritime, par exemple, des normes juridiquement contraignantes accélèrent l’adoption de technologies qui permettent aux nouveaux modèles de camions, de fourgon- nettes et de navires de consommer moins de carburant. Un rapport récent9 laisse aussi entendre qu’il serait possible d’accroître l’efficacité énergétique de 35 % à 40 % dans le transport routier par poids lourds sans devoir modifier radicalement les moyens techniques actuels. Les améliorations techniques à proprement parler peuvent être complétées par une foule de mesures opérationnelles et comportementales. Dans le domaine du camionnage, cela comprend la formation d’écoconducteurs, la répartition des livraisons de marchandises en dehors des périodes de pointe, soit lorsque les véhicules peuvent rouler à des vitesses moins énergivores, et l’abaissement des limites de vitesse. D’ailleurs, la navigation à vitesse réduite est un usage de plus en plus courant dans le domaine du transport maritime. Bien qu’on l’ait adoptée essentiellement pour des raisons financières, elle s’est avérée un moyen très efficace de décarbonisation du transport de marchandises par bateau.

5. Le recours accru aux énergies renouvelables

En plus d’utiliser moins d’énergie, le secteur du transport de marchandises devra passer des combustibles fossiles aux sources d’énergie renouvelables. C’est ce que vise la dernière catégorie d’approches proposées, même s’il existe actuellement une grande incertitude quant au meilleur choix énergétique pour chacun des quatre modes de transport. Le défi consiste maintenant à intégrer le plus rapidement possible l’électricité à faibles émissions de carbone et à coût réduit dans le secteur des transports. Le problème ne se pose pas dans le cas des réseaux ferroviaires électrifiés et des fourgonnettes alimentées par batterie. Pour ce qui est du transport routier de marchandises sur de longues distances, il s’agira probablement d’un système hybride de batteries, de piles à hydrogène et de systèmes caténaires, bien que dans des proportions difficiles à établir pour le moment. Toutefois, en ce qui a trait à l’électricité à faibles émissions de carbone pour les navires et pour les avions, les perspectives actuelles sont minces : rien ne laisse présager des percées technologiques déterminantes au cours des 10 ou 20 prochaines années. Cette tendance restreint en grande partie ces moyens de transport aux biocarburants, en supposant que de telles formes d’énergie puissent être produites de manière durable et à des prix abordables dans un avenir rapproché.

Il est très encourageant de constater qu’il existe une foule de façons de s’attaquer à la décarbonisation du transport de marchandises, d’autant plus que la plupart d’entre elles se renforcent mutuellement. Néanmoins, leur rentabilité, leur potentiel et la rapidité avec laquelle on pourra les mettre en œuvre varient énormément. Pour les gestionnaires et pour les décideurs publics responsables du domaine des transports, le défi consiste donc à coordonner et à déployer ces moyens de façon à maximiser les réductions des émissions de dioxyde de carbone à moindre coût et dans les meilleurs délais. Pour les soutenir dans cette démarche, il existe à présent une littérature abondante sur ce sujet10, une gamme d’outils d’aide à la décision en ligne11 ainsi que de nombreuses organisations de transport de marchandises écologique12 déterminées à travailler avec les entreprises et avec les gouvernements pour réduire les émissions issues du transport de fret.

Malheureusement, le faible sentiment d’urgence et la priorité accordée aux objectifs commerciaux à court terme plutôt qu’à la réduction des émissions de carbone constituent encore de gigantesques obstacles. On a toujours tendance à considérer les changements climatiques comme un problème à long terme dont la responsabilité incombera aux prochaines générations de gestionnaires. Hélas, si les efforts d’atténuation ne sont pas sérieusement intensifiés, les futurs responsables du transport de marchandises consacreront une grande partie de leur temps à faire face aux conséquences climatiques de notre autosatisfaction actuelle.


Pour aller plus loin

  • McKinnon, A. C., Decarbonising Logistics – Distributing Goods in a Low Carbon World, Londres, Kogan Page, 2018, 328 pages.
  • McKinnon, A. C., « 3D Printing – A Decarbonising Silver Bullet? », Logistics and Transport Focus, octobre 2018, 2 pages.

Notes

1. IPCC (GIEC), « Global Warming of 1.5 °C » (rapport), 2018, 562 pages.

2. Le Quéré, C., et al., « Global Carbon Budget 2018 », Earth System Science Data, vol. 10, n° 4, décembre 2018, p. 2141-2194.

3. La conférence COP24 est le nom informel de la 24e Conférence des parties à la Convention- cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), qui a eu lieu à Katowice, en Pologne, en décembre 2018.

4. OCDE, Forum international des transports, « Transport Outlook 2017 », Paris, Éditions de l’OCDE, 2017, 221 pages.

5. Cette réduction proposée a été établie en fonction du niveau des émissions de CO2 en 1990.

6. Smokers, R., Wilkins, S., Kok, R., van Zyl, S., et Spreen, J., « Decarbonising Commercial Road Transport », La Haye, TNO (Organisation néerlandaise pour la recherche scientifique appliquée), 2017, 8 pages.

7. La synchromodalité consiste à coordonner la planification des opérations sur différents réseaux modaux afin de minimiser les retards aux points d’échange et, par conséquent, de faciliter l’utilisation de plusieurs modes pour un même mouvement de marchandises.

8. À l’instar de la transmission de données grâce à l’Internet numérique, l’Internet physique consiste à connecter et à synchroniser tous les réseaux logistiques afin de créer un ensemble organisé de réseaux capable d’optimiser en permanence l’expédition de marchandises, peu importe leur nature ou leur taille. Voir notamment Ballot, É., Meller, R. D., et Montreuil, B., The Physical Internet – The Network of Logistics Networks, Paris, Programme de recherche et d’innovation dans les transports terrestres (PREDIT), 2014, 205 pages.

9. Energy Transitions Commission, « Mission Possible – Reaching Net-Zero Carbon Emissions from Harder-to-Abate Sectors by Mid-Century » (rapport), 2018, 5 p.

10. Mon nouveau livre, par exemple, recense près de 630 publications dans ce domaine.

11. Voir notamment EcoTransIT Worldet SRF [Sustainable Road Freight] Optimiser.

12. Citons par exemple SmartWay (États-Unis et Canada), Lean and Green (Europe) ainsi que la China Green Freight Initiative.