Le succès professionnel est étroitement lié aux valeurs individuelles, ce qui le rend particulièrement difficile à définir et à mesurer. Mais y réfléchir offre l’occasion de faire le point sur l’adéquation entre ses ambitions au travail et son propre bien-être.

Le directeur santé, qualité, recherche et développement de l’organisme Les Éleveurs de porcs du Québec, Raphaël Bertinotti, a grandi dans une famille d’entrepreneurs en construction. Il en a tiré une vision limpide du succès : se lever tôt, terminer tard, travailler fort, générer des profits et gagner des parts de marché.

Pendant un temps, cela l’a bien servi. Après des études en agronomie, il intègre une entreprise française de génétique porcine. Celle-ci l’envoie d’abord au Brésil pour contribuer à l’essor d’une nouvelle filiale. «Le but était très clair : accaparer des parts de marché et tasser nos concurrents, souligne-t-il. Et c’est ce que nous avons fait.»

En 2002, la société le nomme directeur de sa filiale canadienne. Il y travaillera pendant dix ans. C’est là que les choses se sont compliquées. En 2012, alors que l’entreprise connaissait des difficultés, il décide de s’inscrire à l’EMBA McGill–HEC Montréal et amorce une période de réflexion intense. Il réalise alors que la crise de l’industrie porcine n’est pas la seule responsable des malheurs de son organisation.

«Le modèle d’affaires de ma filiale n’était pas le bon, ce qui remettait en cause sa survie, se rappelle-t-il. Pour une personne issue d’une culture où l’on valorise les gagnants et où l’on pointe du doigt les perdants, accepter que je pourrais perdre représentait tout un défi!»

Premier réflexe : la fuite en avant. Il s’investit encore plus dans son travail et met l’entreprise en mode milk the cow, en réduisant les dépenses et en générant le maximum de revenus. «Nous avons connu un succès économique pendant un certain temps, mais sur le plan humain, ç’a été difficile pour moi et pour l’équipe, reconnaît-il. Je me suis retrouvé au bord de l’épuisement. J’ai quitté mon poste et la filiale a fermé ses portes.»

Après ces péripéties très formatrices, il voit le succès d’une manière très différente. Chez Les Éleveurs de porcs du Québec, un OBNL, il se met au service des producteurs de porcs. Son rôle consiste à les aider à affronter certains défis, surtout en santé porcine. «Le succès est plus social qu’économique, avec des indicateurs axés, par exemple, sur l’adoption de meilleures pratiques, explique-t-il. Pour mesurer la réussite, nous regardons davantage notre capacité à consulter, à définir un objectif rassembleur et la stratégie pour l’atteindre, à accompagner et à influencer, plutôt que l’atteinte de résultats financiers.»

Servir la collectivité

Le parcours de Ian Picard, directeur général de RBA Groupe financier, un cabinet qui offre des services financiers et sociaux aux Premières Nations du Québec, est radicalement différent de celui de Raphaël Bertinotti. Sa vision du succès a toujours été étroitement liée à la collectivité.

Dès l’âge de 21 ans, il est élu chef pour le cercle familial Picard du Conseil de la Nation huronne-wendat. Au fil des ans, sa carrière professionnelle progresse et il continue de s’engager, notamment comme administrateur de la Fondation Nouveaux Sentiers, qui œuvre pour l’avenir et le mieux-être des jeunes des Premières Nations au Québec.

Sa vision du succès découle en partie du modèle de gouvernance de sa communauté. «Notre mode de gouvernance est plus circulaire que pyramidal. À mes yeux, le succès d’un leader repose donc sur sa capacité à mobiliser ses pairs pour atteindre un objectif collectif», explique-t-il.

Il estime que le travail et l’engagement ne doivent pas reléguer la vie personnelle et familiale au second plan. «La semaine, je me consacre à mon équipe, à mes causes et à mes projets, mais la fin de semaine est réservée à la famille, confie-t-il. Je suis très proche de mes parents. Cet équilibre est essentiel.»

Éternel étudiant, il souligne l’importance d’apprendre sans cesse. Il a d’ailleurs beaucoup contribué à la création de l’École des dirigeants des Premières Nations, en collaboration avec l’École des dirigeantes et dirigeants HEC Montréal. «Une formation, ce n’est pas seulement s’asseoir et écouter un professeur; c’est surtout échanger avec des pairs et s’inspirer de ce que d’autres organisations ou d’autres communautés accomplissent, rappelle-t-il. Même quand je joue le rôle de formateur, j’apprends énormément.»

L'envie d'aider

Le désir de s’engager et d’aider tisse aussi le fil conducteur de la vision du succès qu’a Julie Desharnais, PDG de la Fondation de l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont. Cette volonté l’a d’abord amenée à devenir travailleuse sociale à la fin des années 1990. À ce moment-là, elle ne s’imaginait pas du tout à la tête d’un organisme philanthropique.

En 2007, elle complète un MBA à l’Université Laval. L’année suivante, elle est embauchée comme directrice générale adjointe de la toute jeune Fondation du Dr Julien. «À cette époque, tout son financement lui venait de dons philanthropiques, raconte-t-elle. J’ai alors vu comment l’argent et le succès pouvaient être partagés avec des gens qui connaissent des difficultés et pris la mesure de tout ce qu’on pouvait accomplir grâce à cela.»

Elle effectue par la suite un bref passage à la Société canadienne du cancer, avant de prendre la tête de la Fondation de l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont. Elle se voit comme une courroie de transmission entre ceux qui souhaitent donner et ceux qui ont des besoins. «Avec le temps, j’ai compris que le succès n’était pas lié au poste que l’on occupe, avance-t-elle. Ce qui compte, c’est plus d’être en harmonie avec ses valeurs et de se doter des moyens nécessaires pour accomplir ce qu’on veut réaliser. Je sens que j’ai du succès quand j’agis et que j’aide des gens.»

Ce travail, qui tient plus de l’engagement social, peut toutefois devenir très chronophage. La PDG admet que sa passion complique la recherche d’un équilibre entre sa vie professionnelle et sa vie personnelle. «Mais être heureux dans son travail contribue aussi à la qualité de sa vie personnelle», souligne Julie Desharnais.

Refuser de stagner

La définition du succès professionnel intéresse depuis longtemps la psychologue Maja Djikic, professeure associée en comportement organisationnel et gestion des ressources humaines à l’École d’administration Rotman de l’Université de Toronto. Elle le regarde beaucoup dans l’optique du développement personnel.

Pour elle, le succès professionnel consiste en grande partie à contribuer à la création de quelque chose d’unique, dont le monde a besoin. «Les gens qui sentent qu’ils se servent de leurs habiletés personnelles de manière créative et utile ressentent plus de satisfaction que ceux qui choisissent des indicateurs comme l’argent, le pouvoir et les promotions», estime-t-elle.

Elle milite pour un changement de perspective par rapport au travail. Selon elle, encore trop de gens le voient comme un moyen de gagner de l’argent pour s’offrir des moments de bonheur dans leur vie personnelle. L’emploi, lui, n’est pas nécessairement perçu comme une source d’accomplissement ou de bonheur.

La professeure tient en partie les employeurs responsables de cette situation, en raison de leur tendance à limiter les perspectives de développement, de mobilité et de croissance personnelle de leurs travailleurs. «Beaucoup d’entre eux ont l’habitude de garder leurs employés dans des postes où ils réussissent bien, avance-t-elle. Pour favoriser leur engagement, ils pensent surtout à leur offrir de la sécurité : plus d’argent, une meilleure retraite, une assurance collective plus complète, etc.»

Cependant, la sécurité n’est pas la même chose que l’engagement. Ce dernier viendrait davantage de la variété, des occasions d’explorer, d’apprendre, de sortir de sa zone de confort. C’est cela qui permettrait aux salariés de sentir qu’ils se développent et qu’ils retirent quelque chose d’important du travail. «On a longtemps résumé le succès professionnel à une forme de prestige, mais en fait, le vrai succès reste lié à l’épanouissement personnel», conclut la psychologue.

Article publié dans l’édition Automne 2024 de Gestion