C'est la rentrée. Vous vous battez peut-être avec votre budget. Je vous propose un livre qui parle justement de ceux qui n’en ont pas, de budget! Paru en mars 2023, mais qui était un peu passé sous le radar avant le Prix des libraires du Québec au printemps cette année, voici un essai qui devrait faire crépiter vos neurones. Personnellement, je l’ai trouvé jouissif. Il a regaillardi ma fibre de l’indignation. Je l’ai partagé avec tous mes proches, qui ont cru que j’étais subitement devenue révolutionnaire! Si je vous en parle, c’est que je crois qu’un peu de diversité dans notre menu de lecture ne fait jamais de tort. Qui plus est, cet essai traite aussi de management, mais d’un point de vue qui défrise, qui nous oblige à envisager le monde plus globalement.

Il s’agit de La société de provocation – Essai sur l’obscénité des riches, publié chez Lux Éditeur. C’est l’œuvre de la sociologue Dahlia Namian. Elle a auparavant beaucoup travaillé sur les questions de pauvreté et d’exclusion. Cette fois-ci, elle renverse sa perspective en s’attaquant aux ultrariches. En 240 pages non dénuées d’humour, elle met brillamment à plat cette classe sociale à part, le premier 1% des individus les plus riches de la planète.

Ils viennent d’ailleurs – Elon Musk, Warren Buffett, Jeff Bezos, Bill Gates, Bernard Arnault, l’héritier saoudien Mohammed ben Salmane – ou d’ici – les Molson, Bombardier, Péladeau, Desmarais, Coutu –, du présent et du passé.

À travers des figures emblématiques du mode de vie de ces ultrariches, que ce soient les mégayachts, les îles privées, les palaces, les villes conçues de toutes pièces, les banquets, les paradis fiscaux, Dahlia Namian distille son argumentaire. Depuis les années 1980, l’écart de richesse dans le monde s’est creusé vertigineusement. La fortune des mégariches a cru en 24 mois de pandémie autant que dans les 23 années précédentes. La richesse des 64 milliardaires canadiens a augmenté de 57,1% depuis 2020; «le premier 1% des familles les plus fortunées possèdent près du quart de toute la richesse du pays», écrit l’auteure.

Alors que le coût de la vie augmente sans cesse et que la classe moyenne est devenue un fantasme, la vie des gens riches (et parfois célèbres) nous est de plus en plus offerte comme modèle. Ce que Dahlia Namian appelle la société de provocation glorifie le luxe ostentatoire, les possessions obscènes et l’étalage odieux de la richesse du 1%, peu importe si ce mode de vie provoque appauvrissement ou ressentiment, et épuise les ressources de la planète.

Ce qui a changé aujourd’hui est surtout que nous sommes devenus aveuglés et consentants. La vie des milliardaires est perçue comme enviable, et plusieurs d’entre eux passent pour de véritables bienfaiteurs de l’humanité! Nous ne sommes ni révoltés, ni indignés, ni furieux devant les îles artificielles de Dubaï, les vols touristiques en fusée, la privatisation des ressources. On fait des hyper-riches des héros, on les adule.

Dans ce petit essai qui se lit d’une traite, les images sont fortes. Les yachts – ces métaphores flottantes – naviguent, sereins et impériaux, croisant de temps en temps un radeau de réfugiés. Ces palaces somptueux voguent d’une crique idyllique à un port de rêve. Ils sont à la fois insaisissables et confidentiels, mais s’offrent à la convoitise quand ils viennent mouiller dans une marina de luxe. L’auteure relate cette histoire stupéfiante qui témoigne de l’arrogance des milliardaires : à Rotterdam, un pont-levis historique qui avait été bombardé par les nazis et reconstruit a dû être démantelé pour céder le passage au yacht de Jeff Bezos, un bateau d’une valeur de 485 millions de dollars. Ça frappe, disons…

Le chapitre intitulé «Lean Machine» vous intéressera particulièrement. Il y est question de pure logique comptable, banalisée, bureaucratisée, de cette langue de bois «froide et mécanique» composée de «formules creuses, sigles, superlatifs, métaphores guerrières en tout genre» qui agissent sur les corps et les esprits. «La novlangue managériale d’aujourd’hui nous parle inlassablement et sans humanité aucune de réingénierie de l’État, d’optimisation fiscale des services ou de gestion des flux de patients.» Dahlia Namian ajoute : «Le néolibéralisme réduit la valeur d’une vie à de simples calculs de pertes et profits.» Au Québec, cette logique organisationnelle implacable a conduit à de multiples réformes qui visaient la rentabilité des services, la fameuse méthode de gestion Lean. La sociologue y voit le terreau propice à la dégradation des conditions de travail (et de soins) du système de santé.

Une méthode de gestion rejetant les principes humains + une langue de gestion déshumanisante = bien de la misère, et un terrain favorable à l’avancée du privé.

La prospérité est une chose, mais la concentration hyperaccélérée des richesses et ses conséquences sur nous en est une autre. La société de provocation est un essai dont on ne sort pas indemne. Sa lecture est salutaire. Il évoque des images fortes et inoubliables. Il ouvre les yeux. Il met aussi en beau maudit.

En fait, ce livre alimente une colère saine et remet quelques perspectives à l’endroit. Après l’avoir lu, vous ne vous convertirez sans doute pas au marxisme, mais vous verrez partout des signes de cette confiscation du monde et de la richesse au profit des très, très riches. Vous ne regarderez plus les nouvelles de la même façon...

Article publié dans l’édition Automne 2024 de Gestion