Le repreneuriat féminin était à l’honneur le 3 décembre 2021 à l’occasion des Rendez-vous des familles en affaires. Les deux entrepreneures et les quatre experts invités ont souligné l’avancée des femmes dans cette forme d’entrepreneuriat, malgré certains défis tenaces.

Les femmes représentent un cinquième des personnes qui dirigent une entreprise familiale, selon l’Album de familles1 publié en janvier 2021. Près des deux tiers gèrent des firmes de 50 employés ou moins qui génèrent moins de 10 millions de dollars de revenus annuels. À peine 8% d’entre elles sont à la tête d’entreprises de 250 travailleurs ou plus. Les structures de gouvernance, quant à elles, demeurent très masculines. En effet, une boîte familiale sur cinq ne compte aucune femme dans son conseil d’administration (CA) ou son comité consultatif (CC). Seulement 7% misent sur des CA ou des CC composés à moitié ou plus de femmes.

Le portrait pourrait toutefois changer rapidement. Au cours des 10 dernières années, plus de femmes que d’hommes (54% comparativement à 46%) ont démarré une entreprise familiale. Un renversement de tendance remarquable, puisque dans la décennie précédente, les trois quarts des organisations de ce type avaient été mis sur pied par des hommes. L’Album de familles montre aussi que plus les membres des équipes de direction sont jeunes, plus la présence des femmes est grande.

«L’entrepreneuriat reste un phénomène assez récent au Québec, a rappelé Luis Cisneros, professeur titulaire à HEC Montréal et directeur académique de Familles en affaires, lors de la rencontre du 3 décembre. C’est encore plus vrai en ce qui concerne l’entrepreneuriat et le repreneuriat féminins. Constater que la situation s’améliore, c’est très encourageant.»

Des obstacles à surmonter

Sa collègue Tania Saba, titulaire de la Chaire BMO en diversité et gouvernance de l’Université de Montréal, confirme que les femmes affrontent encore certains défis. «On voit encore peu de modèles de femmes à la tête d’entreprises, et cela crée un préjugé culturel, a-t-elle déploré. Les jeunes femmes pensent moins à ce type de carrière. L’écosystème de l’entrepreneuriat ne répond pas toujours à leurs besoins spécifiques non plus, par exemple du côté de l’accès au financement.»

La faible présence des femmes dans les comités de direction contribue aussi à la sous-représentation de ces dernières à la tête des entreprises. Seulement 31% des entreprises familiales interrogées dans le cadre de l’Album de familles comptent au moins une femme dans leur équipe de direction, et 18 % n’en ont aucune. Par ailleurs, à peine 12% montrent des équipes de direction composées à moitié ou plus de femmes. «Or, le passage dans les comités de direction est très souvent requis pour accéder au poste de chef de la direction, a souligné Luis Cisneros. Il faut augmenter le bassin de candidates potentielles en ouvrant les comités de direction aux femmes.»

Stéphane Bourgeois, directeur principal, Transfert d’entreprise à la Banque Nationale, fait remarquer une autre conséquence : «Les bailleurs de fonds aiment financer des reprises par l’équipe de direction, car celle-ci connaît bien l’entreprise. Donc, si les femmes ne sont pas dans ces comités, elles ne deviendront pas propriétaires.»

Or l’aspect du financement, justement, se révèle crucial. «Plusieurs études ont montré qu’à projet égal, les bailleurs de fonds ne traitent pas les femmes et les hommes de la même manière, en raison de biais», a admis Joseph Lucciola, coach en développement des affaires à Evol (anciennement Femmessor). En 2017, un article de la revue Harvard Business Review2 soulignait que les fonds de capital de risque américains interrogeaient les entrepreneurs masculins sur le potentiel de gains de leur idée, mais questionnaient plutôt les femmes sur les risques et le potentiel de perte. Sans surprise, les hommes recevaient plus d’argent que les femmes.

Joseph Lucciola a aussi rappelé que les bailleurs de fonds ont longtemps favorisé certains secteurs où l’on voyait moins de femmes, comme le domaine manufacturier, car ils y trouvaient plus d’actifs à prendre en garantie. À l’inverse, les commerces de détail et de proximité ainsi que le secteur professionnel (pharmacie, dentisterie, optométrie, etc.), où se concentrent les femmes, étaient moins populaires. «Cette tendance commence toutefois à changer», selon lui.

De son côté, Stéphane Bourgeois voit une différence dans la capacité des femmes à amener leurs propres capitaux dans les transactions, ce qui les défavoriserait. En raison des domaines dans lesquels elles œuvrent, il constate aussi que les femmes sont beaucoup moins présentes que les hommes dans le financement de projets de grande valeur, à l’exception du secteur agricole, au sein duquel elles possèdent maintenant 29% des entreprises.

La culture entrepreneuriale

Les entreprises familiales représenteraient un terreau fertile pour favoriser l’entrepreneuriat féminin, même dans des secteurs traditionnellement masculins. Avant la discussion du groupe d’experts, Éloïse Harvey, cheffe de la direction d’EPIQ Machinery, et Nellie Robin, présidente du Groupe Robin, ont évoqué leur propre expérience en tant que repreneuses avec l’animatrice de la rencontre, Sophie Ducharme, vice-présidente, Culture, image de marque et conseils spécialisés à la Banque Nationale.

Éloïse Harvey a racheté de son père Mecfor, l’ex-branche manufacturière du Groupe Ceger, qui a depuis fusionné avec Advanced Dynamics pour former EPIQ Machinery. Quant à Nellie Robin, elle a repris les rênes du Groupe Robin, un important promoteur immobilier fondé par son père. Leur témoignage a démontré que le contexte d’une entreprise familiale pouvait aplanir certaines difficultés, notamment culturelles et financières. 

«Elles ont été exposées très tôt aux réalités de l’entrepreneuriat et ont bénéficié de modèles inspirants», a noté Luis Cisneros. Pendant plusieurs années, l’entreprise du père de Nellie Robin se trouvait au sous-sol de la maison familiale. Les clients y passaient très régulièrement, y compris le soir et les fins de semaine. Son père a aussi agi comme mentor lors d’une longue période de préparation au transfert de la société, qui a duré au moins 10 ans.

De son côté, Éloïse Harvey s’est souvenue de discussions fréquentes au sujet de l’entreprise lors des soupers familiaux. «Ce que je trouvais le plus stimulant, c’est lorsqu’il parlait des gens, que ce soit les employés ou les clients, a-t-elle raconté. Parfois, c’étaient de véritables téléromans.»

Elle ajoute qu’être la fille du fondateur vient avec une certaine pression, mais aussi énormément de possibilités : «À 27 ans, je connaissais déjà plein d’aspects de l’entreprise et j’avais assisté aux rencontres du CA, a-t-elle fait valoir. C’est un réel avantage.»

Rester soi-même

Les femmes n’approchent pas nécessairement l’entrepreneuriat de la même manière que les hommes. Cependant, les participants – et surtout les deux repreneuses – les ont invitées à embrasser ces différences. Par exemple, celles qui dirigent une entreprise familiale affichent un niveau de scolarité plus élevé que leurs homologues masculins. Pas moins de 29% d’entre elles sont titulaires d’un baccalauréat, contre 19,1% des hommes. Pourtant, elles souffrent souvent du syndrome de l’imposteur et se remettent beaucoup en question. Elles recherchent aussi davantage l’accompagnement d’experts, de consultants, de coachs et de mentors.

Joseph Lucciola a constaté ce contraste lorsque la pandémie de COVID-19 a éclaté. «J’ai épaulé une centaine d’entrepreneurs qui souhaitaient accéder à un fonds d’urgence, a-t-il exposé. Les femmes admettaient leur vulnérabilité beaucoup plus aisément que les hommes, qui ont tendance à prétendre que tout va bien, même quand c’est évident que non.»

Tant Éloïse Harvey que Nellie Robin voient une force dans cette authenticité. La première a soutenu que «c’est sain de se questionner et de douter; cela évite de stagner», tandis que la seconde croit que «cela permet d’aller chercher de l’aide plus facilement, notamment dans un contexte difficile comme celui de la pandémie».

L’écosystème de l’entrepreneuriat et du repreneuriat, historiquement développé par et pour les hommes, doit continuer de s’adapter aux besoins des femmes. Néanmoins, la hausse du nombre de femmes à la tête d’entreprises crée en elle-même un effet d’entraînement en fournissant des modèles inspirants. « Les jeunes femmes doivent savoir que cette carrière constitue une option réaliste et attrayante pour elles », a estimé Tania Saba.


Notes

1- Produite par Familles en affaires HEC Montréal et l’Institut d’entrepreneuriat Banque Nationale – HEC Montréal, cette enquête sur les entreprises familiales repose sur les propos de 513 répondants, dont plus d’un tiers étaient des femmes dirigeantes ou membres de l’équipe de direction.

2- Kanze, D., Huang, L., Conley, M. A., et Tory Higgins, E., «Male and Female Entrepreneurs Get Asked Different Questions by VCs — and it Affects How Much Funding They Get», Harvard Business Review, 27 juin 2017.