Le nombre de sanctions commerciales imposées à des pays, à des firmes et à des personnes explose. Ces armes politico-économiques, dont l’efficacité est souvent contestée, causent des drames humains et compliquent la vie des entreprises.

Actuellement, 27% des États subissent des sanctions de la part des États-Unis, de l’Union européenne ou des Nations unies, comparativement à 4% au tournant des années 1960, selon un rapport publié par le Center for Economic and Policy Research (CEPR) en mai 2023. Les économies touchées par ces mesures représentent 29% du PIB mondial.

«Le nombre de sanctions double chaque décennie depuis le début des années 1990 et elles changent aussi de nature, souligne Guillaume Beaumier, professeur adjoint à l’École nationale d’administration publique (ÉNAP). Les embargos comme ceux imposés à Cuba par les États-Unis cèdent de plus en plus le pas à des sanctions ciblées contre des individus, des entreprises ou des secteurs économiques.» Plusieurs raisons expliquent selon lui le recours massif aux sanctions. L’instabilité mondiale arrive bien sûr au premier rang. Les sanctions représentent une manière de s’attaquer à un rival qui s’avère moins coûteuse en vies humaines et en argent qu’un engagement militaire.

La popularité des sanctions traduirait aussi une certaine frustration devant l’inefficacité des organisations multilatérales censées faire respecter les règles du commerce international et apaiser les conflits. Le Conseil de sécurité des Nations unies, par exemple, est paralysé par le droit de veto dont disposent ses cinq membres permanents.

«Les sanctions peuvent être multilatérales, par exemple lorsqu’elles sont imposées par l’ONU ou l’Union européenne, mais elles sont beaucoup plus souvent unilatérales, c’est-à-dire décidées par un pays, ce qui les rend assez faciles à adopter», précise Guillaume Beaumier.

Le Canada suit la tendance

Le Canada impose lui-même des sanctions contre des représentants de plus de 20 pays. Depuis deux ans, il a adopté des trains de mesures contre des personnes en Haïti, en Iran, au Myanmar, au Sri Lanka et, bien sûr, en Russie. Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le Canada a sanctionné 1 460 individus et 489 entreprises russes.

«Les sanctions contre la Russie sont très larges et les entités visées incluent la Banque centrale, le ministère des Finances et le fonds souverain russe, précise Me William Pellerin, du cabinet d’avocats McMillan. Dans les autres pays, elles se limitent souvent à quelques individus ou entreprises.»

Les sanctions imposées contre une personne ou une entreprise interdisent de conclure une quelconque transaction avec elle. Celles contre la Russie vont beaucoup plus loin. Les Canadiens ne peuvent plus y exporter ou en importer une longue liste de produits; lui fournir plusieurs services; faire affaire avec la Banque centrale, etc.

Ces mesures peuvent entre autres produire un effet boomerang et revenir frapper des entreprises canadiennes. Les sanctions contre la Russie ont notamment affecté le secteur agricole canadien. La Russie est l’un des plus grands producteurs mondiaux d’engrais chimiques et le Canada en importe beaucoup. Or, le Canada a retiré à la Russie son statut de nation la plus favorisée. Ce statut signifie que si l’on offre un faible tarif douanier à un partenaire commercial, on doit l’accorder aussi aux pays qui jouissent de ce statut. Du coup, les tarifs sur les engrais chimiques russes ont brusquement bondi à 35%.

Les entreprises canadiennes peuvent en outre se retrouver sous le coup de sanctions le cas par exemple lorsqu’une firme veut transiger, en toute légalité, avec une entreprise d’un pays sanctionné par les États-Unis, comme l’Iran. «La transaction ne peut pas se régler en dollars américains, car une banque américaine bloquerait les fonds», illustre Me Pellerin.

Les entreprises réagissent à ces menaces en revoyant leur chaîne d’approvisionnement pour éviter de se retrouver piégées. Elles abandonnent aussi certains marchés, comme la Russie, même si elles n’y sont pas obligées, pour préserver leur réputation ou par conviction. Le cabinet McMillan a d’ailleurs cessé de faire affaire en Russie après l’invasion, une décision douloureuse financièrement, mais que Me Pellerin juge moralement justifiée.

Un énorme coût humain 

Les plus grandes victimes des sanctions commerciales restent toutefois les populations des pays visés, selon Francisco Rodriguez, professeur en affaires internationales et publiques à l’Université de Denver et auteur du rapport du CEPR. Il a analysé 32 études qui se sont penchées sur cette question.

Pas moins de 30 d’entre elles ont démontré que les sanctions avaient des conséquences terribles et durables, qui incluent l’appauvrissement, l’augmentation des inégalités, une détérioration de la santé publique, une hausse de la mortalité et une régression des droits de la personne. On estime que les sanctions imposées au Venezuela par Donald Trump en 2017 ont entraîné la mort de dizaines de milliers de personnes, alors que celles contre la Corée du Nord en auraient causé environ 4 000.

«Certaines études ont révélé que les sanctions provoquent une diminution de l’espérance de vie des femmes de 1,4 année, ce qui est comparable à l’impact de la COVID-19, souligne Francisco Rodriguez. Une autre étude a démontré une baisse moyenne de 26% du PIB dans les pays affectés, une chute semblable à celle de la Grande Dépression.»

Tout cela alors que l’efficacité de ces sanctions est loin de faire l’unanimité. Les analyses naviguent entre optimisme prudent et pessimisme. «Les sanctions qui ont de grandes ambitions, comme provoquer un changement de régime, semblent peu efficaces, mais certaines mesures ciblées montrent un peu plus d’effets», indique Guillaume Beaumier.

Francisco Rodriguez ne croit pas que les sanctions ciblées, adoptées justement pour diminuer les répercussions sur les populations, atteignent ce but. Il cite l’exemple de l’embargo contre PDVSA, le producteur de pétrole du Venezuela. «Cette entreprise publique génère la quasi-totalité des devises étrangères du pays; c’est donc une sanction qui affecte toute la population», soulève-t-il.

Il déplore aussi l’inefficacité des «exceptions humanitaires», qui excluent notamment des denrées alimentaires ou certains médicaments des trains de sanctions. «Si vous privez un État d’une grande partie de ses revenus en devises étrangères, il n’aura pas les moyens d’importer ces produits», affirme-t-il.

Pour toutes ces raisons, il juge que les sanctions économiques contre un pays ou ses institutions devraient être interdites. Il admet que certaines mesures très ciblées sur des personnes peuvent avoir un sens, mais à la condition que des mécanismes efficaces réduisent leurs effets négatifs sur les populations. «Je ne vois aucune justification morale à ces mesures qui détruisent des vies», conclut le professeur Rodriguez.

Article publié dans l’édition Été 2024 de Gestion