Article publié dans l'édition hiver 2017 de Gestion

La différence entre une multinationale décentralisée et une multinationale centralisée réside dans la distribution des pouvoirs. Dans une multinationale centralisée, le pouvoir est entre les mains du siège social. Au contraire, dans une multinationale décentralisée, le pouvoir est partagé entre les différentes filiales à l’étranger. Parfois, lorsque l’environnement concurrentiel international change, les sociétés sont contraintes de transférer les pouvoirs. Cette opération est délicate et comporte son lot de risques, comme les exemples de Philips et de Panasonic le prouvent.

Philips

Le succès rapide de la décentralisation

Philips, une société technologique néerlandaise fondée en 1891, est devenue un leader mondial en électronique grand public dans les années 1950. Étant donné la taille restreinte des Pays-Bas, Philips a rapidement dû se tourner vers les pays étrangers. Presque dès le début, la stratégie de Philips a reposé sur la décentralisation des atouts clés, soit la délocalisation des meilleurs gestionnaires à l’étranger et des activités des laboratoires de recherche. Cette décentralisation a été renforcée durant la Deuxième Guerre mondiale lorsque les filiales étrangères, isolées du siège social, sont devenues encore plus indépendantes.

La grande autonomie acquise par les filiales a rapidement stimulé l’activité et l’innovation entrepreneuriales. Ces filiales étaient désormais responsables des aspects financiers et juridiques ainsi que de tout ce qui touchait la production, la recherche et l’administration. Le nouveau pouvoir des filiales s’est notamment manifesté par l’envoi de représentants au siège social pour faire valoir les intérêts de leurs pays respectifs. De manière générale, les filiales ont développé une grande capacité à cerner les conditions spécifiques du marché de leur pays ainsi qu’à en tirer parti. Cette stratégie de décentralisation a eu beaucoup de succès à une période où les préférences des consommateurs et les conditions économiques variaient beaucoup selon les pays.


LIRE AUSSI: Le rachat sur le marché profite aux dirigeants, mais nuit aux américains


Dans le nouvel environnement concurrentiel : tendre vers la centralisation

Les années 1960 ont amené une série de changements draconiens dans l’environnement commercial. Il y a d’abord eu une augmentation dans les accords de commerce sur le marché commun européen, qui a amoindri les taxes commerciales et diminué le besoin de filiales indépendantes à travers l’Europe. De plus, avec les nouvelles technologies basées sur le transistor, bon nombre de concurrents de Philips ont délocalisé leur production en Asie pour réduire les coûts, ce qui a rendu les prix de Philips non concurrentiels. Enfin, une vague d’homogénéisation des préférences des consommateurs a déferlé, ce qui a propulsé les produits japonais électroniques normalisés, de grande qualité et abordables, qui ont alors inondé le marché.

Entre les années 1970 et 2010, les dirigeants successifs de Philips ont mis en œuvre une série de réorganisations pour centraliser de plus en plus le pouvoir et l’enlever aux filiales. Premièrement, afin de rationaliser les activités, ils ont choisi de se concentrer sur un nombre restreint de produits et ont radicalement réduit la gamme de produits des filiales. Puis, dans le but de réduire les coûts, ils ont concentré la production et se sont débarrassés de plus d’une centaine d’usines inefficaces. Ensuite, le siège social a repris les rênes de la coordination des activités des filiales et a finalement pris en charge la définition des nouvelles activités technologiques, aspect qui était auparavant du ressort des filiales.

Malheureusement pour Philips, plusieurs de ces changements ont été plus longs à mettre en œuvre que prévu et ont mis l’entreprise en péril, et ce, pour quatre raisons principales. D’abord, les gestionnaires locaux, qui étaient au centre du pouvoir au sein de l’organisation, se sont soudainement sentis écartés plutôt qu’impliqués dans le processus. En deuxième lieu, ceux-ci ont résisté à de nombreux changements qui impliquaient des mises à pied, souhaitant protéger les emplois locaux. Troisièmement, bon nombre des plus importants talents de l’entreprise, notamment ceux qui étaient responsables des filiales, ont démissionné. Beaucoup de savoirs concernant les technologies et l’organisation de Philips ont donc quitté l’entreprise en même temps qu’eux. Finalement, les gestionnaires locaux qui sont restés ne se sont pas nécessairement investis dans les nouvelles activités technologiques définies par le siège social, jugeant qu’elles leur avaient plutôt été imposées.

Panasonic

La référence de la centralisation

Panasonic, une entreprise japonaise spécialisée dans la technologie et fondée en 1918, a commencé dans le secteur de l’électronique grand public au Japon pour éventuellement devenir un leader mondial. Son succès initial a reposé sur le marché local japonais. Misant sur une vaste gamme de 5 000 produits, Panasonic comptait en 1960 plus de 25 000 magasins de détail au Japon, qui représentaient près de 50 % de tous les magasins au pays. Contrairement à Philips, qui a axé sa stratégie sur les forces des filiales étrangères, le succès rapide de Panasonic a pris racine dans une forte culture d’entreprise de tradition japonaise, une vaste gamme de produits et, surtout, une incroyable efficacité en matière de production.

Grâce à la libéralisation des échanges commerciaux dans les années 1960 et à la diminution des coûts d’expédition, le succès de l’export de Panasonic a reposé sur la production de biens au Japon et sur leur exportation. Les filiales de Panasonic étaient tout simplement chargées de l’assemblage et de la distribution. Le siège social imposait toute décision importante aux filiales et les postes clés y étaient occupés par des expatriés japonais. Cette stratégie de centralisation a été particulièrement avantageuse durant la période où les exportations japonaises inondaient le marché avec des produits de bonne qualité à prix concurrentiels fabriqués au Japon.

Dans le nouvel environnement concurrentiel : tendre vers la décentralisation

Les années 1980 ont apporté des changements qui se sont avérés fatals pour Panasonic. Premièrement, avec 90 % de sa production au Japon et 60 % de ses ventes à l’étranger, l’entreprise était déjà très dépendante de ses exportations.

Avec la soudaine appréciation du yen, les exportations de Panasonic ont perdu leur avantage concurrentiel, c’est-à-dire que les produits japonais sont devenus inabordables pour les consommateurs étrangers. De plus, certains pays comme les États-Unis ont considérablement haussé les barrières tarifaires visant particulièrement les produits japonais.

Dans les années qui ont suivi, les dirigeants de Panasonic, préoccupés par les activités hautement centralisées de l’entreprise, se sont empressés de passer en mode localisation. Cette opération a eu pour objectif de stimuler la production extérieure et de redonner du pouvoir aux filiales étrangères. Les trois principaux changements apportés ont été les suivants : ils ont d’abord pourvu les postes clés avec plus de gestionnaires locaux ; ils ont ensuite donné la possibilité aux filiales de choisir les produits qu’elles souhaitaient vendre, puis ils ont alloué plus de ressources et accordé plus de liberté aux filiales pour qu’elles mettent au point des initiatives et pour qu’elles innovent.

Malheureusement pour les présidents de Panasonic, ces changements n’ont pas été bien reçus, ni par les filiales ni par les employés au siège social, et ce, pour trois raisons principales. En premier lieu, les filiales n’ont pas su innover ni faire preuve d’initiative ; les employés locaux clamaient souvent que, sans les forces japonaises, elles n’avaient aucune chance. Au sein des filiales s’était également développée une mentalité de dépendance qui s’est avérée difficile à changer ; même si elles disposaient des ressources nécessaires, elles n’avaient pas la capacité de les utiliser. Finalement, la décision des présidents de décentraliser le pouvoir a fortement ébranlé les employés du siège social, qui ont perçu cette mesure comme une menace à leur autorité ainsi qu’à leur emploi.


LIRE AUSSI: Passer du rêve à la réalité: l'inadéquation du mobile


Les leçons à retenir

Malgré la détermination de leurs dirigeants successifs, tant Philips que Panasonic ont eu du mal à passer d’un côté à l’autre du balancier centralisation-décentralisation. Voici trois leçons à retenir de ces parcours.

L’importance de l’héritage organisationnel

Les multinationales ne peuvent pas se détacher facilement de l’héritage organisationnel. Par exemple, les filiales qui étaient de simples installations d’implantation, comme celles de Panasonic, n’avaient pas acquis les capacités nécessaires pour innover. Au fil des ans, les employés locaux de Panasonic avaient développé une mentalité d’implantation plutôt que d’initiative. Par conséquent, le fait de se limiter à leur fournir des ressources n’a pas suffi à susciter le changement souhaité à court terme. Les ressources doivent être fournies avec plus d’assistance de la part de cadres de terrain et de cadres intermédiaires pour aider les employés à développer leur fibre entrepreneuriale.

Ne pas sous-estimer l’influence des cadres

Les plans stratégiques des dirigeants ne sont pas suffisants pour permettre le changement organisationnel. Il est également nécessaire d’ajouter des cadres de terrain et des cadres intermédiaires pendant le processus de changement. Par exemple, les gestionnaires de Philips ont été écartés du processus de réorganisation plutôt que mobilisés dans celui-ci.

Miser sur l’avantage concurrentiel

Lors du passage d’un côté à l’autre du balancier centralisation-décentralisation, il est important de ne pas éroder l’avantage concurrentiel de l’entreprise. Dans le cas de Philips, l’entreprise a remercié la majorité des gestionnaires et des ingénieurs locaux, lesquels détenaient pourtant les compétences technologiques qui, autrefois, avaient fait le succès de l’entreprise. Quand ces gestionnaires et ingénieurs sont partis, ils ont emporté avec eux la capacité d’innovation de la société, essentielle pour qu’elle demeure concurrentielle dans le secteur de l’électronique.


Pour aller plus loin

  • Bartlett, C. A., Philips versus Matsushita : The Competitive Battle Continues, Brighton (MA), Harvard Business Publishing, 2009, 20 p.
  • Bartlett, C. A., et Ghoshal, S., Managing Across Borders : The Transnational Solution, Brighton (MA), Harvard Business School Press, 2002, 391 p.
  • Ghoshal, S., Piramal, G., et Bartlett, C. A., Managing Radical Change : What Indian Companies Must Do to Become World-Class, New York, Viking Press, 2000, 344 p.