Article publié dans l'édition Automne 2013 de Gestion

La créativité compte parmi les pistes de croissance les plus puissantes et porteuses pour de nombreuses organisations2. Définie comme la production d’idées nouvelles et utiles par un individu ou un groupe d’individus travaillant ensemble3, la créativité est la première étape du processus d’innovation.

Pour la favoriser, les organisations ont traditionnellement eu recours à diverses approches, dont le remue-méninges (brainstorming). Aujourd’hui, cet outil de créativité jouit d’un second souffle. L’avènement des technologies de l’information et de la communication (TIC) ouvre en effet de nombreuses perspectives pour les organisations qui souhaitent entrer dans une dynamique créative en élargissant le périmètre des acteurs susceptibles de participer au processus d’idéation. Parmi les pratiques permettant de solliciter les idées d’une multitude de personnes aux quatre coins du monde, on trouve le jam4, auquel notre recherche s’intéresse.

Tel qu’il a été pensé par IBM en 2001, le jam est une modalité d’échanges à grande échelle s’inspirant des formats de communication du type clavardage (chat). Contrairement au réseau social, au forum ou encore au blogue qui se construisent et se déploient dans la durée, le jam instaure des échanges sur une plateforme ouverte temporairement.


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Après s’être préalablement inscrits, les participants, qualifiés de jammers, peuvent, sur une période concentrée, échanger et diffuser idées et connaissances. Ainsi, une planification de ces échanges permet de mobiliser de nombreux acteurs s’intéressant à une problématique et d’en optimiser les retombées. Basé sur une plateforme d’échanges électroniques originale, le jam offre aux organisations un moyen novateur de faire émerger et d’approfondir de nouvelles idées. Depuis 2001, à l’instar d’IBM, de nombreuses organisations5 ont eu recours à cet outil d’idéation (voir le schéma 1).

IBM a tout d’abord expérimenté le jam à l’interne pour permettre l’échange d’idées à propos des nouvelles possibilités de marché en 2001, puis des pratiques de gestion en 2002. L’année suivante, l’opération s’est intensifiée au cours d’une session baptisée Values Jam, l’objectif étant alors de redéfinir les valeurs de l’entreprise. Puis, l’expérience a été reconduite avec l’Innovation JamTM, en 2006, qui a rassemblé plus de 150 000 participants, membres d’IBM et leur famille, partenaires et clients de 104 pays. Pas moins de 46 000 idées ont été récoltées pendant ce remue-méninges virtuel.

À partir de ce jam, IBM s’est lancé dans une dizaine de nouvelles offres dans lesquelles l’entreprise a investi 100 millions de dollars6. Comme l’indique le schéma 1, le jam ne se limite toutefois pas à IBM ou aux seules organisations d’affaires. Il sort des frontières d’IBM pour répondre à des défis économiques, de gestion ou sociétaux. En 2005, par exemple, le gouvernement du Canada, en partenariat avec l’ONU-Habitat, a créé un jam ayant pour objectif de trouver des solutions aux problèmes urbains les plus sensibles.

Cet événement, qualifié d’Habitat Jam, fut considéré comme la plus grande consultation publique jamais organisée pour répondre à la question de la durabilité urbaine. Parmi les 600 idées pratiques émises par les 39 000 jammers, 70 ont fait l’objet d’une analyse plus poussée afin d’encourager le passage de l’idée à l’action. Le jam peut ainsi s’utiliser dans de nombreuses organisations publiques ou privées indépendamment de leur taille ou de la problématique à laquelle elles font face.

Cet article vise à démystifier la pratique du jam. Pour ce faire, il expose le fonctionnement d’un jam en général. Ensuite, il donne un exemple de cet outil mis en avant par le pôle d’excellence (cluster) français Nekoé. En nous appuyant sur ce cas et sur la documentation, nous présentons ensuite une synthèse des atouts, des limites et des conditions de succès de la pratique du jam.

Comment fonctionne un jam en tant que pratique de remue-méninges en ligne ?

Originellement, une jam session est une séance musicale à laquelle peuvent se joindre différents musiciens, qu’ils soient amateurs ou expérimentés, pour improviser sur un thème déterminé. Extraite de son contexte musical, cette pratique a été orchestrée par IBM à des problématiques sociétales ou de gestion.

La concentration d’énergies créatives sur un horizon temporel circonscrit

Dans le monde de la gestion, le jam est une séance de remue-méninges en face à face ou en ligne. Il lie, à l’instar du domaine musical, experts et néophytes quant à un sujet, les uns et les autres ayant en commun une passion ou du moins un intérêt pour la problématique traitée.

Depuis 2001, IBM a su s’inspirer de cette formule de créativité pour développer un véritable outil de gestion reconnu afin de stimuler la créativité et la collaboration de différentes parties prenantes. Le jam est une plateforme Web accueillant conversations et séances de remue-méninges. Il aide les organisations privées ou publiques à libérer leurs forces créatives pour faire évoluer les débats et les idées autour de questions sociétales ou de gestion critiques. Selon IBM, le jam n’est pas un nouveau forum de clavardage, l’échange ayant pour objectif de susciter la créativité et l’idéation. Ainsi, les participants s’y rencontrent pour discuter de problématiques qui les interpellent.

Qu’il s’agisse du club de jazz ou d’IBM, la dynamique créative d’un jam s’inscrit dans une durée circonscrite. Ainsi, la jam session se déroule sur une période concise, un format de trois à cinq jours étant le plus souvent observé. Il s’agit de concentrer les efforts sur cette courte période afin d’insuffler une certaine dynamique et de renforcer le caractère événementiel.

Des échanges entre des participants avec des profils et des niveaux d’expertise variés

Le jam est présenté comme une occasion de concentrer la puissance de l’intelligence collective afin de générer des idées novatrices, de partager des points de vue et d’apprendre des autres dans un but donné. L’intelligence collective7 se fonde sur le postulat que la performance d’un collectif dépasse la simple addition des performances individuelles. Pour atteindre cet effet de synergie, le jam propose d’orchestrer les échanges d’acteurs aux compétences hétérogènes.

Il s’agit ici de jouer sur l’interaction des individualités mobilisées pour stimuler et explorer de nouvelles pistes créatives. Le jam est donc une occasion de partager des idées, des stratégies et des expériences afin d’ouvrir la voie à de nouvelles approches pour stimuler la créativité. Selon cette perspective, l’intelligence collective peut avoir deux objectifs : créer des idées nouvelles et améliorer des idées novatrices8. Quelle que soit la finalité, il s’agit dès lors d’accroître le nombre d’idées générées et de désinhiber l’énergie créative des jammers grâce au recours au média électronique. Le jam s’apparente ainsi aux formules d’Idéagora9 : il s’agit de lieux (physiques ou virtuels) où un grand nombre de personnes se réunissent pour partager idées et solutions.

Des échanges entre des participants satisfaisant à des critères d’inscription

Même si le jam encourage un échange libre, cela ne signifie pas pour autant qu’il soit un forum public. Il est ouvert à des individus invités ou à un public ayant satisfait aux critères d’inscription. Le degré d’ouverture de cet événement est varié et le nombre des participants fluctue grandement, de quelques centaines à plusieurs dizaines de milliers. On parle souvent de communauté pour caractériser les jammers, la procédure d’inscription au jam ayant un caractère d’« intronisation ».

Des forums encadrés par des experts et des facilitateurs

Autour d’une problématique unique, les jams sont divisés en plusieurs thèmes, le plus souvent cinq ou six, afin de structurer les débats. Dans chacun des forums, plusieurs « fils » de discussion sont ouverts en fonction des questions posées par les intervenants. L’ensemble des forums est accessible en continu pendant la durée de l’événement.

Les participants sont invités à prendre connaissance des fils de discussion en fonction de leurs centres d’intérêt. Un outil de recherche permet d’accéder à des sujets clés. Les participants peuvent alors alimenter les discussions, faire évoluer les débats. Leurs échanges sont encadrés par des experts et des facilitateurs réunis au sein d’un même espace physique : la jam room. Cette dernière regroupe également les organisateurs de l’événement et une équipe technique.

Les experts thématiques sont sélectionnés pour leur niveau élevé de connaissances sur la problématique générale ou sur l’une des thématiques des forums, ce qui leur permet d’enrichir les débats. Quant aux facilitateurs, ils participent à l’animation de l’événement collaboratif. Ils assistent les experts en élargissant et en relayant les débats. Afin de creuser les bonnes idées, ils posent des questions d’approfondissement aux jammers et sélectionnent les débats les plus intéressants, leur donnant alors une visibilité plus importante sur la plateforme. Enfin, experts et facilitateurs participent à la rédaction d’un « journal des bonnes idées ».

Des échanges balisés par des règles

Plusieurs lignes directrices participent à la singularité de cette approche. Afin de valider son inscription sur le jam, il faut en accepter les règles du jeu. Si celles-ci diffèrent quelque peu d’un événement à un autre, nous retenons les quatre principes suivants :

  • Il ne faut pas fournir d’informations ou d’idées confidentielles.
  • Chacun est libre d’utiliser ou de divulguer les informations et les idées puisées dans le jam (y compris les inventions qui pourraient en résulter) sans redevance ou restriction. Cette clause de « licence libre » ne s’applique pas aux brevets déposés en amont de l’échange dans le jam.
  • Les idées développées dans les jams ne représentent que les seuls individus qui les expriment.
  • Les attaques visant d’autres individus, l’affichage d’informations personnelles sur des tiers, les blasphèmes ou autres attitudes inappropriées sont proscrits. Il en est de même pour les propos qualifiés de provocateurs ou de passionnés. Dans une telle situation, les messages sont supprimés de la plateforme d’échange et leurs rédacteurs n’ont plus la possibilité d’interagir.

Le jam géré par le rôle d’excellence français Nekoé

C’est au travers de l’étude de cas du jam de Nekoé que nous avons cherché à comprendre comment une communauté réunie autour d’un jam échangeait et exploitait des idées créatives au-delà de ses frontières physiques et institutionnelles.

Présentation de Nekoé

Inauguré en septembre 2009, Nekoé se définit comme un pôle d’excellence de l’innovation par les services. Situé à Orléans, Nekoé fédère des industriels, des universitaires ainsi que des acteurs institutionnels et politiques. La stratégie de Nekoé est fondée sur l’impératif d’anticiper les mutations socioéconomiques. Son programme d’action se structure autour de l’élaboration de méthodes et d’outils de soutien au développement des services, de l’accompagnement de projets d’innovation et du déploiement d’un ensemble de formations. Parmi les entreprises accompagnant le déploiement de Nekoé, IBM représente un acteur clé. C’est ainsi qu’IBM a accepté d’accompagner Nekoé dans la mise en place d’un jam en lui apportant des conseils stratégiques et une assistance technique.

Les objectifs du jam de Nekoé

Le jam s’est présenté comme une occasion pour Nekoé de constituer une communauté nationale sur l’innovation par les services. Il s’agissait, selon son directeur, d’établir un réseau de connaissances, porteur d’idées créatives et de projets potentiels. A fortiori, le jam était une démarche originale permettant de donner une meilleure visibilité au jeune pôle d’excellence. Il a donc permis aux membres de Nekoé et à son réseau en construction d’échanger et de confronter des idées autour de cinq thématiques.

Ainsi, 571 participants ont émis 2 606 messages durant trois jours sur le jam de Nekoé. Au-delà des enjeux pour Nekoé, qui souhaitait s’imposer en tant qu’acteur du design des services, chacun avait la possibilité de transformer ses idées en début de projets et, pourquoi pas, de construire un nouveau réseau relationnel. Le schéma 2 précise les cinq thématiques du jam ainsi que les objectifs recherchés par Nekoé et ses parties prenantes.

Nekoé avait pour objectif de s’appuyer sur les contributions volontaires de plusieurs experts et parties prenantes afin de trouver des voies pertinentes de développement. Les différentes thématiques autour desquelles s’articulaient les échanges offraient une large variété, permettant ainsi la participation de nombreux interlocuteurs. Nekoé apparaît dès lors comme une organisation tout à fait adaptée à la modalité d’idéation que constitue le jam, lequel lui offrait une option plus efficace qu’un congrès. Cela pouvait en effet permettre l’émergence de nombreuses idées émanant de jammers aux profils variés et dispersés géographiquement.

Pistes d’innovation et création d’une communauté : les moteurs du jam de Nekoé

La pratique du jam repose incontestablement sur le partage du savoir et de la créativité : la communauté autour des services stimulée par Nekoé a ainsi bénéficié de la mise en commun de ces ressources collectives. Quelques acteurs ont pu par la suite s’emparer de certaines pistes pour innover. Par exemple, on a discuté pendant cet événement de l’intérêt de déployer un centre de services pour un parc d’activités. Un acteur clé, le président de la communauté d’agglomération d’Orléans Val de Loire, s’est notamment investi dans la discussion. Depuis, autour du pilote Nekoé, un réseau d’acteurs s’est engagé dans le déploiement d’un centre multiservice partagé au sein d’un parc d’activités de l’agglomération orléanaise10.

Par-delà la mise en évidence d’embryons de services, c’est le déploiement d’une communauté qui était recherché par le jeune pôle d’excellence. Selon le directeur de Nekoé, « pour fédérer une communauté, on n’est pas obligé d’inventer quelque chose tout de suite, cela doit se faire progressivement ». Les jams permettent ainsi de réunir une communauté partageant des centres d’intérêt.

Autour de Nekoé s’est constituée une communauté qui s’est largement mobilisée afin d’échanger des idées sur les cinq principales thématiques en lien avec l’objet global de l’innovation par les services. L’organisation du jam a ainsi permis au pôle d’excellence de consolider sa légitimité auprès de ses parties prenantes. À la suite du jam qui s’est déroulé en avril 2010, la communauté de jammers a pu être réunie en septembre de la même année autour de la conférence Serv’Innov afin de faire un bilan de l’événement et de continuer de discuter des pistes d’innovation par les services. L’équipe de Nekoé est consciente que le jam ne représente qu’une étape de l’émergence d’idées innovantes, d’une part, et de la consolidation de la communauté en construction, d’autre part.

Les atouts potentiels du jam

À la lumière de nos observations sur le jam, nous en soulignerons les principaux atouts pour l’organisateur.

Les jammers ne sont pas rémunérés et renoncent aux droits de propriété intellectuelle

La participation au jam requiert de la part des jammers l’adhésion à des règles communes. Ils renoncent notamment aux droits de propriété intellectuelle des idées énoncées, chacun pouvant conséquemment s’emparer d’un embryon d’idée afin de le développer.

Notons également que les experts, les facilitateurs et les jammers11 ne sont pas rémunérés pour participer à une session. Le coût du recrutement se limite à celui de l’activation des différents réseaux sociaux et communautés auxquels l’organisateur de l’événement est lié. Ainsi, pour certains détracteurs, les jammers pourraient apparaître comme une main-d’œuvre docile, peu coûteuse, prête à partager ses meilleures idées avec ceux qui sauraient les exploiter.

Les échanges entre jammers experts et amateurs sont porteurs

La chasse à l’expert étant coûteuse, la démarche entend tirer profit d’une communauté de jammers, laquelle pourrait par la force collective obtenir des informations et des solutions bien plus créatives que celles d’experts isolés. Il convient ainsi de se détacher du mythe de l’inventeur isolé en redéfinissant une nouvelle conception collective de la créativité12. Dans cette perspective, le jam bénéficie de l’interaction entre experts et amateurs. Plusieurs recherches mettent en exergue les enjeux du recours aux amateurs13.

Une puissance créative peut émerger de la foule14. Cette dernière sait produire le meilleur, et c’est sur ce point que se fonde la possibilité de développement des jams. Ainsi, « dans des circonstances favorables, les groupes sont remarquablement intelligents, et souvent plus encore que les personnes les plus intelligentes d’entre elles15 ». Reste à définir les « circonstances favorables » permettant à la communauté des jammers de déployer leur créativité collective.

Les jammers peuvent échanger des idées à toute heure partout dans le monde

La plateforme électronique conçue par IBM permet à des centaines, voire à des milliers de participants venus de tous les horizons géographiques de dialoguer en ligne. Le recours à cette proximité électronique16 présente de multiples bénéfices, dont la diminution des barrières statutaires et géographiques ainsi que la possibilité d’échanges synchrones et asynchrones. On y trouve donc les avantages d’un forum de discussion17.

Nous assistons à des échanges spontanés, caractérisés par l’utilisation de frimousses (smileys) et d’autres codes non verbaux représentant les émotions18. Ainsi, la communication médiatisée par ordinateur se nourrit d’expressions illustrant les caractéristiques de l’oralité (comme « lol ») qui se rapprochent de dialogues en face à face, lesquels sont plus propices à l’idéation. Cela dit, à la différence d’un forum Internet ou intranet, le jam se déroule pendant une durée réduite. Ce caractère événementiel incite les participants à se connecter et accentue la dynamique des échanges synchrones.

Un levier de créativité mobilisable dans trois principaux contextes

Lors d’un entretien accordé en 2012, Florence Tressols19, responsable du jam chez IBM France, nous a exposé trois contextes d’utilisation de cette modalité d’idéation.

Tout d’abord, le jam peut être appréhendé comme un outil de gestion des ressources humaines, car il constitue un formidable accélérateur de discussions au sein d’une organisation permettant à la direction de prendre le pouls de ses collaborateurs. En outre, il permet d’identifier des talents et de découvrir des compétences particulières. En effet, désinhibés par le média électronique, certains jammers vont se révéler et manifester leur talent créatif.

Ensuite, le jam permet de détecter de nouvelles tendances technologiques ou méthodologiques. Typiquement, l’Innovation JamTM, réalisée en 2006 au sein d’IBM, a permis d’aboutir à des résultats concrets, parmi lesquels un système de paie- ment intelligent des services médicaux ou encore les univers 3D virtualisés20. Il s’agit d’une catégorie de jam largement déployée chez les clients d’IBM pour les aider à déterminer des feuilles de route d’avancées technologiques.

Enfin, à l’instar du jam de Nekoé, le jam peut sortir des frontières mêmes de l’organisation. Il s’agit de créer un événement susceptible d’animer différemment l’échange au sein d’un écosystème. On trouve alors des motivations similaires : découvrir les tendances à l’intérieur mais aussi au-delà de l’organisation à l’initiative du jam.

Les limites potentielles du jam

Si les atouts de la formule du jam sont indéniables, quelques critiques ou freins émergent, que nous mettrons ici en relief.

Les jammers ont peu de temps à consacrer aux échanges

Dans une démarche bénévole, il pourrait être difficile d’obtenir une mobilisation forte des parties prenantes. Dans le cas du jam de Nekoé, sur les 679 individus inscrits, 571 se sont effectivement connectés entre le 27 et le 29 avril 2010; la perte est de taille. Parmi ceux qui se sont connectés, 242 ont laissé au moins un message. Les personnes actives ont envoyé en moyenne 10,8 messages avec un temps de connexion moyen sur la plateforme d’une durée de 3 h 30 sur les trois jours.

Ainsi, nous avons remarqué parmi les participants des profils de « producteurs », soit des individus actifs apportant leur concours à l’évolution des échanges, mais aussi des individus passifs, de simples observateurs des débats. En effet, 329 personnes se sont connectées sans laisser le moindre message, soit plus de la moitié des gens connectés.

Les jammers peuvent présenter des idées plus ou moins intéressantes, créatives ou innovantes

Lors des entretiens, il nous a été signifié par des experts que bon nombre de fils de discussion avaient permis de « réinventer l’eau tiède ». Ce constat illustre la relative pauvreté de certains débats qui n’ont pas permis d’explorer des pistes d’innovation clairement déterminées. Nous observons ici une des limites des outils de communication communautaires du Web, mais également des méthodes de remue-méninges : certains fils de discussion ont connu des difficultés à « passer la barre des idées préconçues21 ».

Nous touchons là un des problèmes liés au fort degré d’ouverture du jam. Même s’il est assez simple de renouveler ou de remettre en question une idée déjà établie, force est de constater que plusieurs experts ont regretté les insuffisances de certains intervenants dans des discussions pointues. Au mieux, leur méconnaissance d’un sujet ralentissait la dynamique des échanges (quand il fallait réexpliquer les bases d’un concept, par exemple).

Au pire, cela dissuadait les experts de poursuivre les échanges et d’approfondir certains sujets. C’est la raison pour laquelle quelques interlocuteurs ont suggéré la mise en place de jams avec une sélection d’individus; il s’agirait notamment d’instituer des communautés de pratiques interorganisationnelles22. Pourtant, les membres d’IBM ne cessent de plaider en faveur de jams ouverts à tous. En effet, la philosophie de cet outil d’idéation valorise la foule, la diversité des membres qui la constituent et in fine sa « sagesse23 ».

Une formule chronophage et coûteuse

Si le recours aux jammers, nombreux et bénévoles, constitue un vivier important d’idées permettant d’accéder à l’excellence à moindre coût, l’investissement dans la démarche semble important du côté des porteurs de projets. En effet, selon le directeur de Nekoé, il a fallu mobiliser plus de « 120 jours-hommes » du côté de Nekoé et le travail de plusieurs consultants du côté d’IBM afin de mettre en place le jam. Par ailleurs, experts et facilitateurs ont été formés en amont par IBM. Dès lors, l’investissement du commanditaire (sponsor) est loin d’être négligeable.

En outre, la gestion de l’après-jam s’avère délicate. À ce propos, le directeur de Nekoé se confiait dans les termes suivants : « Je reste très optimiste, mais aujourd’hui la complexité de l’exploitation est réelle. » En effet, il fallait extraire des pistes d’innovation par les services parmi 2 606 messages. L’organisateur se trouve devant une somme colossale d’informations à traiter. Une forme de complexité d’abondance24 implique qu’il est ardu de choisir les idées les plus fécondes dans une masse d’informations aussi imposante.

Alors que Nekoé bénéficiait d’un partenariat avec IBM lui permettant de déployer le jam a priori à moindres frais, le coût de la démarche (en efforts, en ressources, etc.) reste important pour une petite organisation comme Nekoé. Cet outil semble ainsi s’adresser davantage à de grandes organisations dont les sites ou les principales parties prenantes sont éloignés géographiquement. C’est sans doute la raison pour laquelle les petites et moyennes organisations s’investissent dans des formes moins engageantes et plus artisanales de remue-méninges.

Comment optimiser les retombées d’un jam ?

Sous peine d’en faire une pratique collaborative sans réelle envergure, il convient de mener une phase de préparation minutieuse du jam. Il est important ensuite, lors de l’événement, de canaliser et de renforcer l’énergie créative des jammers. Enfin, le point névralgique réside probablement dans la gestion de l’après-jam.

Que faire avant le développement d’un jam ?

Découvrir la bonne problématique.

Comme n’importe quelle forme de remue-méninges, la définition de la problématique à traiter revêt toute son importance dans la mesure où elle aura un impact sur le plan d’action à mener par la suite. Ainsi, « l’énoncé initial d’une problématique ou d’une question est en lui-même crucial, car il conditionne en grande partie la nature et le type de réponses qu’on envisagera pour résoudre la situation25 ».

Orchestrer le jam.

Paradoxalement, l’improvisation organisationnelle qui anime la philosophie du jam obéit à un certain nombre de règles dont l’absence peut constituer l’un des écueils à éviter. La phase de préparation est assez lourde à gérer : trouver le bon moment de la tenue de l’événement, la durée pertinente, mobiliser les acteurs piliers (experts et facilitateurs), s’assurer que leur emploi du temps leur permettra de s’investir à 100 % dans l’événement.

Choisir le juste niveau de formalisation.

Il est nécessaire de trouver le bon compromis. Une trop grande formalisation des échanges entraîne des effets inhibiteurs, laissant le jammer perplexe et passif. Il s’agit alors de clarifier la demande de l’organisateur et de fournir une formation idoine des experts et des facilitateurs. Ils devront adapter leurs interactions de manière à encourager le dialogue chez tous.

Déployer et renforcer une communauté de jammers.

Dans le contexte d’un jam ouvert, l’appel à la foule doit permettre d’élargir les frontières préexistantes. Il s’agit de solliciter la participation d’individus inconnus du cœur du réseau qui pourront dès lors enrichir le débat d’idées nouvelles. En outre, la richesse des débats et la pertinence des idées créatives dépendent du délicat arbitrage entre la diversité des acteurs et leur degré d’expertise sur les thématiques choisies. En effet, une diversité excessive peut limiter l’approfondissement nécessaire à des pistes innovantes, lesquelles sont susceptibles d’exiger une certaine expertise. Toutefois, la philosophie du jam implique qu’il serait stérile de réunir un simple cercle d’experts.

Que faire pendant le développement d’un jam ?

Mobiliser les jammers le jour J.

Il faut réaliser d’importants efforts de communication afin de s’assurer d’une large participation des individus inscrits. Dans le cas du jam de Nekoé, plusieurs messages de rappel ont été envoyés. D’un ton dynamique, il s’agissait de renforcer l’engagement de chacun : « Le jam de Nekoé bat son plein ! Rejoignez-nous ! », « Dans le jam de Nekoé, les échanges fusent : allez les explorer ! »

Développer l’accessibilité et la convivialité.

Le jam se déroule sur une période concentrée pendant laquelle il faut mobiliser l’énergie des jammers. Il convient ainsi d’insti- tuer un bon niveau de convivialité dans les échanges. Par ailleurs, la connexion des jammers étant discontinue, il faut faciliter leur retour sur un fil de discussion qu’ils ont quitté plusieurs heures auparavant. Ainsi, des synthèses pourraient être proposées afin de diminuer le coût d’entrée des participants.

Animer mais aussi réguler.

De la même façon qu’un forum est contrôlé par des administrateurs ou des modérateurs, le jam est régulé par des experts et des facilitateurs. Ces derniers doivent être suffisamment nombreux et faire montre d’un bon niveau d’expertise dans la gestion des interactions. En effet, les jammers sont libres de déployer des fils de discussion variés; or, ils s’éloignent régulièrement de la problématique initiale. Même si la richesse des échanges peut provenir de cette liberté, la problématique de base ne doit pas quitter les esprits.

Que faire après le développement d’un jam ?

Informer des principaux résultats.

Il est crucial d’envisager une rétroaction à la suite d’un jam dont l’objectif sera d’analyser ce qui a été « coconstruit » durant les échanges. Les attentes des participants à ce sujet sont élevées. Il est primordial que l’organisateur leur témoigne sa reconnaissance et leur fasse part de la synthèse des échanges. Le commanditaire doit donc partager les principales analyses de cet événement cocréatif, sous peine de passer pour un prédateur.

Miser sur les liens créés.

Au-delà de la réunion ponctuelle et créatrice de liens entre les acteurs, l’enjeu est de faire vivre la communauté et le processus d’idéation à la suite de l’événement. À ce propos, le directeur de Nekoé indiquait ce qui suit : « L’investissement pour faire mûrir la communauté est assez important. De fait, l’après-jam est beaucoup plus stressant que l’avant-jam. Il faudra déployer beaucoup de moyens pour l’animer et la développer. »

Conclusion

Parmi les principaux défis que doivent relever les organisations, elles doivent faire émerger et exploiter le potentiel créatif d’un collectif. En nous basant sur l’étude du jam de Nekoé, nous avons pu cerner le mode de fonctionnement de cette modalité d’idéation et les principaux enjeux du recours à celle-ci. En réunissant profanes et experts, le jam propose une nouvelle modalité d’accession à l’intelligence collective en ouvrant des perspectives intéressantes en tant que catalyseur de la créativité des acteurs concernés. Situé en phase de divergence, il permet la libération et la génération de nombreuses idées.

Au contraire de méthodes classiques de remue-méninges26, il sollicite la puissance créative d’une foule dispersée géographiquement et composée de compétences hétérogènes. Grâce au média électronique, les frontières géographiques et statutaires tendent à disparaître, laissant libre cours à des échanges féconds. On se trouve alors face à un remue-méninges d’une envergure et d’une ambition inégalées.


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Cependant, les bénéfices du jam ne doivent pas être surestimés. Il faut tempérer les espoirs qui reposent sur cet outil d’idéation en invitant les gestionnaires à la plus grande prudence dans son utilisation. Au terme de notre étude, nous pouvons dégager trois facteurs concourant à la réussite d’un jam.

Premièrement, l’organisateur de l’événement doit y investir toute son énergie afin de mobiliser les acteurs dont il attend qu’ils s’investissent dans les discussions en ligne. Lorsqu’un jam est mené à l’interne au sein d’une organisation, il ne doit pas être vécu comme une contrainte, mais comme l’occasion pour chacun d’échanger des idées sur une problématique stimulante. Le jam est moins une convocation qu’une invitation. Lorsqu’il est ouvert à l’extérieur, ce qui était le cas du jam de Nekoé, il revient au commanditaire de redoubler d’énergie pour attirer les futurs jammers et constituer ainsi une communauté autour de la problématique qui l’anime.

Deuxièmement, le jam repose sur une stratégie mûrement réfléchie. Le commanditaire doit avoir des objectifs clairs : il ne s’agit pas d’ouvrir un simple forum de clavardage et de voir ce qu’il en ressortira. Cet outil doit permettre à l’organisation de découvrir des feuilles de route. Pour ce faire, l’avant-jam nécessite d’être préparé avec soin, notamment par le choix de la problématique globale et des différents thèmes autour desquels il s’articule.

Troisièmement, un véritable engagement du commanditaire est requis de manière à ce que plusieurs idées et tendances qui ont été dégagées puissent être déclinées en un plan d’action. Une fois l’événement passé, tout reste à faire. L’information à traiter est volumineuse et n’a de valeur que si des actions sont menées. Sans cela, l’intérêt pour cet outil d’idéation risque de s’étioler rapidement. Il faut savoir transformer l’essai, penser le jam comme un outil de créativité permettant in fine l’innovation.


Notes

1 Les auteurs remercient Sylvie St-Onge, alors directrice et rédactrice en chef de la revue Gestion, ainsi que les trois évaluateurs anonymes pour leurs précieux conseils. Ils remercient également les organisateurs du jam de Nekoé, les membres d’IBM ainsi que les jammers qui leur ont accordé des entretiens.

2 Carrier et Gélinas (2011).

3 Amabile (1988).

4 Birkinshaw et Crainer (2007), Bjelland et Chapman Wood (2008).

5 Notons que l’organisation à l’initiative d’un jam est qualifiée de commanditaire (sponsor).

6 Bjelland et Chapman Wood (2008).

7 Bonabeau et Meyer (2001).

8 Bonabeau (2009).

9 Tapscott et Williams (2010).

10 Ce centre a été inauguré en juillet 2012 au sein du parc d’activités P45 situé en région Centre.

11 Bien sûr, les jammers, experts ou facilitateurs, peuvent être des salariés de l’organisation commanditant l’événement. Dans ce contexte, ils sont rémunérés dans le cadre de leur participation au jam. Il se peut toutefois qu’ils choisissent de s’investir dans les échanges en ligne en dehors de leur temps de travail.

12 Amabile et Mukti (2008).

13 Brabham (2012).

14 Surowiecki (2008).

15 Surowiecki (2008 : 20).

16 Loilier et Tellier (2001).

17 Cohendet et al. (2007).

18 Marcoccia (2000).

19 Florence Tressols est Business Architect chez IBM. Elle représente le Jam Program Office, une organisation au sein d’IBM qui vise à promouvoir, à organiser et à maintenir des pratiques d’innovation collaborative à l’intérieur d’IBM comme en dehors de celle-ci.

20 Bjelland et Chapman Wood (2008).

21 Carrier et Gélinas (2011 : 183).

22 Létourneau et al. (2010).

23 Surowiecki (2008).

24 Riveline (1991).

25 Carrier et Gélinas (2011 : 58).

26 Les méthodes classiques de remue-méninges font référence à celles décrites par Carrier et Gélinas (2011 : 183-187).

Références

Amabile, T.M. (1988), « A model of creativity and innovation in organizations », Research in Organizational Behavior, vol. 10, n° 2, p. 123-167.

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