Déjà, la rentrée est presque derrière nous; or, il semble que les entreprises n’aient pas encore trouvé comment motiver leurs employés à revenir en présence au bureau. Et si la solution miracle tenait à quelque chose d’aussi simple et de base que… la gentillesse témoignée envers les équipes?

Comme nous avons eu l’occasion de l’évoquer dans un article précédent, le principal enjeu des organisations à ce moment-ci est celui de la remobilisation du personnel envers le travail d’équipe, pour nous reconnecter à l’intelligence collective. Autrement dit, les entreprises doivent faire en sorte que le «nous» transcende la sphère de nos petits «je» et nous oblige à sortir de notre quotidien pour aller vers autrui, que ce soit en télétravail ou en présentiel.

Et si nous rétablissions les valeurs de gentillesse dans les multiples chartes de savoir-vivre ensemble?

Quelle drôle d’idée, en ces temps troubles – la planète brûle, les conflits entre nations s’exacerbent, le coût de la vie explose… –, de consacrer un article à l’importance de la gentillesse! Est-ce bien sérieux, dans une revue qui se consacre à la gestion, de faire l’apologie de comportements en apparence inutiles sous l’angle de l’efficacité organisationnelle et de la productivité à court terme? Ne pourrions-nous pas nous en tenir à la bienveillance, après tout; une valeur qui a le vent en poupe dans bon nombre d’organisations?

Bienveillance ou gentillesse?

La bienveillance nous paraît certes une attitude (ou une vertu) nécessaire pour cimenter ce sentiment d‘affiliation si important dans nos collectifs de travail, mais non suffisante pour y parvenir.

Le bienveillant «veille» – dans une posture d’accueil, de respect et de non-jugement – sur l’autre. Il incarne une posture morale : celle du bien et de la charité. Dans nos interactions, si limitées pour beaucoup d’entre nous, nous avons besoin plus que jamais de «laisser la chance au coureur», comme il est courant d’entendre; de réserver nos jugements hâtifs face à l’autre; de réprimer des propos abrasifs ou blessants. «Loin des yeux, loin du cœur», entendons-nous là aussi souvent; ce que nous ne connaissons pas nous fait peur et semble menaçant. Ainsi donc, il est essentiel de pratiquer une posture d’accueil, d’ouverture et d’écoute pour nous défaire de nos œillères relationnelles et accueillir la diversité.

Néanmoins, la bienveillance, comme beaucoup de bonnes intentions, peut servir à nous draper dans une position de supériorité et à nous «camoufler» derrière une attitude finalement passive, dont l’intention généreuse reste à prouver par des comportements observables.C’est la raison pour laquelle il est ici proposé de passer de la bienveillance à la gentillesse.

Certes, la gentillesse est généralement associée à l’univers de l’enfance : «Sois poli»; «dis bonjour»; «remercie la dame»; «prête ton jouet à ton ami qui te le demande»; «ne sois pas égoïste»… Qui n’a jamais entendu de phrases semblables de la part de parents ou d’éducateurs?

Vertu enfantine plus souvent associée aux femmes qu’aux hommes, la gentillesse est donc assez négligée comparativement à d’autres vertus morales telles que le pardon, la générosité, le respect et le courage, pour n’en nommer que quelques-unes. Elle est même assez souvent ridiculisée ou même confondue avec la naïveté, la crédulité ou la faiblesse.

À l’heure où les habiletés politiques (l’art d’observer les codes organisationnels, d’être attentifs aux jeux de pouvoir et d’interagir stratégiquement) ont le vent en poupe et où certains auteurs dissuadent même les gens de s’y adonner (à lire à ce sujet : l’ouvrage de Thomas d’Ansembourg Cessez d’être gentil, soyez vrai!), il peut paraître paradoxal de militer en faveur de la gentillesse. C’est tout à fait compréhensible : en étant gentils, allons-nous nous faire marcher sur les pieds? Ne risque-t-on pas d’abuser de nous? Y a-t-il seulement moyen d’être gentils et de rester crédibles? Gentils et intelligents? Oui, absolument.

Et si vous releviez ce pari?

Comme c’est le cas avec d’autres vertus ou comportements, tout est une question de dosage et de discernement. Selon le philosophe français Emmanuel Jaffelin (à voir: l’excellente conférence TED qu’il a donnée en 2013), la gentillesse n’obéit pas au registre du devoir, mais plutôt à celui du pouvoir. Elle repose sur le libre arbitre de celui qui l’exerce. Elle est question d’écoute et, avant tout, de relation. C’est un geste gratuit, basé sur la notion de service, qui est facile à pratiquer au quotidien et qui n’engage à rien ni personne, mais qui fait du bien : à celui ou celle qui le pratique comme à celui ou celle qui en profite.

«Être gentil, c’est rendre service à quelqu’un qui nous le demande [sans contrepartie]», dit Jaffelin. Il distingue ainsi la gentillesse du respect – l’empathie «froide» – et de la sollicitude, ou l’empathie «chaude», qui nous fait aller au-devant des besoins de l’autre en voulant son bien malgré lui, au risque d’être invasifs.

En résumé, la gentillesse est une morale du quotidien qui se veut à la portée de tous. Elle s’appuie sur la spontanéité de l’instant, coûte peu et rapporte beaucoup, et ce, à qui que ce soit.

Elle ne génère aucune culpabilité massive si nous ne nous y livrons pas, contrairement à d’autres vertus comme le courage. Seulement, elle nous oblige à sortir de nous-mêmes et de notre bulle pour être présents pour l’autre et échanger, de façon (pro)active, par des gestes concrets, qui font du bien. Certes, ces derniers ne sont peut-être pas glorieux ni spectaculaires, mais ils contribuent au bonheur au travail. C’est là une qualité à ne surtout pas négliger… bien au contraire.