En cette fin de cinquième vague, alors que le déconfinement graduel et les journées qui s’allongent apportent quelque espoir, la fatigue cumulée par deux ans de pandémie persiste. Cette difficile période de tumulte aura usé les forces de plusieurs.

En ce qui concerne la mobilisation de leurs équipes, bien des gestionnaires ont le sentiment d’avoir «tout essayé». Nombre de formations et de webinaires leur ont proposé leurs meilleures pratiques pour animer des réunions virtuelles, faire preuve de bienveillance ou réaligner les attentes avec réalisme. Et pourtant! Il semble que l’insatisfaction de plusieurs gestionnaires pousse ces derniers à chercher de nouvelles occasions d’affaires, en quête d’une herbe plus verte ailleurs. Vague de démissions, pénurie de talents… d’après Statistique Canada, à la fin de 2020, près de 26 000 postes en gestion étaient à pourvoir. Au deuxième trimestre de 2021, on parlait de presque 34 000, soit 31 % de plus! Selon Estelle Morin, psychologue, professeure au Département de management de HEC Montréal et membre du Consortium de recherche sur l’intelligence émotionnelle appliquée aux organisations (CREIO), il y a de quoi s’inquiéter. Elle y voit toutefois une occasion de mettre certaines choses en perspective.

La tyrannie du bonheur

Du fait de votre expertise, vous êtes aux premières loges pour observer l’état d’esprit des gestionnaires, des employés et des organisations. On le sait : le stress, l’adaptation et les incertitudes des deux dernières années se font ressentir. Que n’a-t-on pas encore essayé pour remonter le moral des troupes?

Estelle Morin : Spontanément, j’ai envie de vous dire : prendre soin des cadres! Les cadres sont fatigués, très fatigués. Déjà que diriger des équipes n’était pas un métier attractif avant la pandémie, c’est devenu un problème de taille. Alors, comment remonter le moral des troupes quand on est soi-même à plat? Récemment, j’ai animé une rencontre avec des cadres sur le retour dans les bureaux dans un contexte de postpandémie et sur la manière de donner du sens au travail. D’entrée de jeu, pour sonder l’atmosphère, je leur ai demandé comment ils allaient, ce qu’ils observaient, quelles étaient leurs inquiétudes. Eh bien, ils avaient tant à dire quant à leur épuisement, à leur anxiété, à leur fatigue… que je n’ai jamais réussi à présenter la matière que j’avais préparée!

Pour insuffler de la motivation à ses équipes, il faut commencer par retrouver sa propre énergie. Les humains ne sont pas des majorettes! Le bonheur au travail, le plaisir de travailler : voilà plus de 15 ans qu’on nous rebat les oreilles avec cette injonction d’être positif.[1] Il y a quelque chose d’insidieux à devoir toujours se présenter en gagnant, à sourire en balayant sa souffrance sous le tapis. Ça, c’est grave.

Un espace de parole

Ce que vous dites, c’est que d’enfouir la détresse ressentie – particulièrement en ce moment, après deux ans de pandémie – est irréaliste, voire contre-productif. C’est bien ça?

Estelle Morin : Comment voulez-vous répandre la joie et la motivation si vous portez à l’intérieur de vous cette détresse réprimée, ces inquiétudes refoulées, comme si de rien n’était? Il importe de libérer cette souffrance, de la régler, et un des moyens d’y arriver, c’est d’en faire part à d’autres. Je crois que des espaces de parole sont salvateurs, mais il faut beaucoup de courage pour oser cela! Il faut aussi des conditions précises.

Ici, dans mon propre milieu de travail, nous avons proposé de réunir des personnes volontaires, qui ont un statut équivalent, parce qu’il n’y aura pas d’enjeu d’évaluation. Pour être fonctionnel et porteur, un tel espace de parole doit permettre aux participants de se sentir en sécurité. Aussi, ces groupes d’échange entre une dizaine de personnes devraient être animés par un psychologue, qui a les compétences pour le diriger de manière appropriée. Ainsi, l’expression des inquiétudes et des situations stressantes fera émerger du soutien et normalisera les difficultés. Après deux ans de tension et d’incertitude, c’est normal d’être irrité et impatient; c’est normal de ne pas être en mesure de donner la même performance qu’avant la pandémie.

Le but recherché, ici, ce n’est pas de se faire proposer des solutions miracles ou rapides; c’est d’être entendu. Une fois le mal reconnu, lors d’une ou de deux premières rencontres dans cet espace de complicité, généralement, on se revoit pour quelques rencontres subséquentes et on se sent déjà mieux; on ne se sent pas seul. Tout cela change la perspective et donne du recul. Parce qu’avant de gonfler le moral des équipes, il faut que les cadres retrouvent eux-mêmes leur énergie.

Miroir, miroir : pour une meilleure conscience de soi

C’est en effet l’évidence : si on ne prend pas soin de soi, on ne peut pas prendre soin des autres. Alors, comment s’y prendre?

Estelle Morin : Si l’espace de parole offre du soutien, d’autres moyens sont nécessaires pour développer son agilité émotionnelle[2]. Psychologue réputée, Susan David, qui a perdu son père très jeune, raconte qu’elle a refoulé ses émotions et continué à aller à l’école tout bonnement. Une enseignante lui a fait remarquer que ce n’était pas normal de ne pas laisser place à la douleur de ce deuil important, lui suggérant de tenir un journal, ce qu’elle a fait. C’est de cette manière qu’elle a commencé à s’intéresser aux émotions. Dans notre société, nous avons du mal à regarder un problème en face, en perpétuelle quête de solutions rapides [que nous sommes], peu disposés à affronter les émotions inconfortables. Nous aurions tout intérêt à développer une plus grande conscience de soi pour une meilleure gestion de soi. Cela exige du temps et des efforts.

J’en reviens à la tenue d’un journal : il favorise le travail d’introspection. On s’y raconte, on y pose ses états d’âme... On devrait même l’écrire à la main, au lieu de le faire à l’ordinateur, parce que l’écriture cursive et son mouvement stimulent le développement des neurones et ses connexions. Nos mains occupent un espace considérable dans notre cerveau, et c’est profondément thérapeutique! Cet arrêt sur les émotions approfondit la nature de l’introspection. On sera moins dans la justification et davantage dans l’exploration. Le journal est un merveilleux outil de résilience, tout aussi utile pour les cadres que pour les employés.

Je m’en voudrais de ne pas mentionner un autre moyen puissant de stimuler le moral de l’équipe : au lieu de discours ou de solutions prémâchées, qui risquent de provoquer irritation et cynisme, le minimum est de demander aux gens eux-mêmes ce qui leur fait du bien. Soyons humbles et authentiques, mais entendons-nous aussi sur ce qu’est l’authenticité, qu’on s’approprie à tort et à travers. L’authenticité, c’est la faculté à être soi-même dans des rôles – professionnels ou autres – qui nous conviennent, et de jouer ces rôles de manière personnelle et responsable, sans façade ni prétention. En fait, être authentique exige une gestion de soi considérable. Pour être soi-même, il faut bien se connaître. Retour à la tenue d’un journal! Peut-être devrions-nous, chacun d’entre nous, aller de ce pas nous procurer un crayon et un cahier vierge?


Notes

[1] En référence au balado Toxic Positivity avec Susan David, psychologue à la Harvard Medical School.

[2] Pour aller plus loin : l’ouvrage de Susan David Emotional Agility: Get Unstuck, Embrace Change, and Thrive in Work and Life, et la conférence TED de la célèbre psychologue : The gift and power of emotional courage.