L’environnement numérique définit aujourd’hui nos mœurs et nos normes de communication. Au cœur de cette (r)évolution, l’algorithme. Quels en sont les effets sur la circulation des idées et des contenus culturels ? Faut-il en avoir peur ?

À l’occasion des Entretiens Jacques-Cartier, qui se tiennent à Lyon du 21 au 23 novembre 2016, des universitaires, des chercheurs et des professionnels des médias et de la culture s’interrogent sur ces effets de « la rencontre entre le code et l’esprit ».  

Le 23 juin 2016, la Grande-Bretagne vote pour le « Brexit » et le 9 novembre, Donald Trump remporte les élections américaines. Deux événements politiques majeurs qui ont pris de court l’establishment politique et médiatique britannique et américain. La faute aux sondeurs, la faute aux journalistes, dit-on partout... « On ne peut pas réduire l’élection de Trump à une erreur des médias, assure Bryan Myles, directeur du quotidien québécois de référence Le Devoir, les algorithmes ont vraiment joué un rôle. » Les algorithmes ?

L’affirmation est loin d’être farfelue. « Nous vivons avec environ 600 millions d’appareils connectés », explique Pierre C. Bélanger, professeur au département des communications à l’Université d’Ottawa et, rappelle Stéphane Grumbach, directeur de l’Institut rhônalpin des systèmes complexes (IXXI), « un terrien sur deux est connecté aux grandes plateformes numériques ». Facebook, Google, Tweeter ou Amazon sont au cœur de cette activité qui régit aujourd’hui la quasi-totalité de la circulation des informations, des idées et de la culture.


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« Un algorithme, expliquait le chercheur Philippe Flajolet, dans un article publié dans Interstices, une revue de culture scientifique en ligne, c’est une méthode, une façon systématique de procéder pour trier des objets, de situer des villes sur une carte, de multiplier deux nombres, d’extraire une racine carrée, de chercher un mot dans le dictionnaire… On peut décrire ses actions de manière générale, identifier des procédures, des suites d’actions ou de manipulations précises à accomplir séquentiellement. » « Mais, contrairement à ce que pensent bon nombre de citoyens, les algorithmes ne sont pas neutres, souligne Sylvain Lafrance, directeur Pôle médias et management à HEC Montréal, ils les placent au contraire dans ce qu’on appelle des "bulles de filtres", des archipels virtuels qui nous isolent en réalité les uns des autres. » « Car les informations dont nous disposons, poursuit Éric Scherer, directeur de la Prospective à France Télévisions, ne sont pas nécessairement celles auxquelles a accès notre voisin. Peu de gens savent ainsi que si monsieur X et madame Y font une recherche similaire sur Google, ils n’obtiendront pas les mêmes résultats. Pareil sur Facebook. C’est la machine qui choisit d’afficher telle ou telle donnée. »


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Cela soulève le problème de la « découvrabilité » des contenus, dont certains se trouvent si loin dans les pages affichées qu’on ne va jamais ou presque les « découvrir ». Nous sommes donc aujourd’hui entrés dans l’ère de l’information ultrapersonnalisée, totalement différente de celle diffusée par les « médias de masse » qui ont connu leur heure de gloire au XXsiècle.

Mais si les réseaux sociaux et les moteurs de recherches sont devenus la référence en matière d’information, ne devraient-ils pas alors être considérés comme des éditeurs de contenus et non comme de simples distributeurs, comme ils l’affirment ? Récemment, Barak Obama lui-même a soulevé la question. Mais les opérateurs, pour le moment, ne semblent pas disposés à prendre leurs responsabilités éditoriales. Ils se contentent plutôt d’invoquer des « bogues informatiques » en cas de diffusion d’informations fausses, par exemple. D’autant que le modèle de diffusion de ces opérateurs participe de « l’économie du partage ». « Pour les jeunes, explique Pierre C. Bélanger, la gratuité est comme un bien acquis de naissance. » Si Facebook devenait un éditeur de contenu, il devrait à son tour contribuer à la fabrication de l’information. Or, aucun des acteurs numériques ne produit quoi que ce soit; Airbnb est le plus gros hôtelier du monde sans posséder aucune chambre; Facebook, le plus grand kiosque du monde sans posséder aucun journal ou aucune télé, etc. Mais « si c’est gratuit, si vous n’êtes pas le client, c’est que vous êtes le produit… », rappelle Françoise Paquienseguy, professeure des sciences de l’information et de la communication à Sciences-Po Lyon.

La question ne se pose pas tout à fait de la même manière pour le secteur des biens culturels. Pour Philippe Chantepie, du ministère français de la Culture et de la Communication, « les algorithmes sont nécessaires pour répondre à l’ampleur de l’offre (rien qu’en France, 1 438 livres sont publiés chaque semaine!). Ils sont moins dangereux, car ils informent plus souvent sur la consommation des biens culturels que sur le contenu lui-même. » D’autant qu’en la matière, « les algorithmes ne fonctionnent pas seuls, mais ils sont associés à des décisions humaines, explique Jonathan Roberge, professeur à l’Institut national de recherche scientifique du Québec. Ce sont des modèles hybrides, mi-numériques, mi-humains. Sur une plateforme de recommandations de CD, par exemple, un algorithme fera une sélection, mais un programmateur ajoutera aussi la "playlist" d’un artiste. »

« Cependant, "la plateformisation", c’est un modèle d’affaires qui ne s’adapte pas à des contenus culturels, mais à des pratiques consuméristes », remarque Françoise Paquienseguy. Ainsi, l’économie de l’abonnement qui s’adapte à votre consommation est en plein développement, d’où le succès de Netflix. Tweeter l’a bien compris aussi, qui vient de se lancer sur le marché des retransmissions d’événements sportifs. Les algorithmes bouleversent les notions de diversité culturelle, de liberté de l’information, de liberté politique même. Mais toutes ces questions sur ces nouvelles pratiques culturelles et consuméristes commencent à peine à être pensées. « C’est pourquoi, conclut Sylvain Lafrance, nous avons besoin de mettre en place une véritable littératie médiatique pour permettre à chacun d’acquérir les compétences nécessaires pour évoluer dans ce monde numérique. Il faut éduquer les jeunes à cet environnement, qui peut aussi être bénéfique et porteur de formidables opportunités. »