On reconnaît volontiers le rôle des dirigeants dans les succès financiers – et dans les échecs – des entreprises. Mais qu’en est-il de la sécurité des activités d’exploitation et de la protection des clients? Leur engagement à cet égard est tout aussi primordial. Comment éviter l’effet domino de leurs décisions afin de se prémunir contre de graves perturbations organisationnelles?

Des études dans le domaine de l’étiologie des accidents – c’est-à-dire l’étude de leurs causes – ont démontré que les décideurs, qu’ils fassent partie de la haute direction ou qu’il s’agisse de dirigeants intermédiaires, jouent un rôle clé en matière de sécurité au sein des organisations. De ce fait, leur comportement ou, à l’inverse, leur inaction ont une influence déterminante sur l’avènement d’accidents ou de problèmes organisationnels (écrasement d’avion, déraillement de train, erreur médicale, fraude financière) ou, a contrario, contribuent à la prévention de ces événements perturbateurs. En ce sens, les travaux du professeur James Reason, de l’Université de Manchester, ont permis, à la fin des années 1980, de mettre en lumière cette influence grâce au «modèle du fromage suisse» (Swiss cheese model en anglais1).

D’où vient le modèle du fromage suisse?

Conçu il y a plus de 30 ans pour comprendre les causes de certains accidents graves (par exemple la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, en 1986, et l’explosion de la navette spatiale Challenger, la même année) afin d’empêcher que des événements semblables se reproduisent, le modèle du fromage suisse a depuis lors été appliqué à d’autres types d’accidents dans toutes sortes d’organisations, y compris les erreurs médicales dans les établissements de soins de santé. Dans le milieu hospitalier, le professeur Reason est même considéré par plusieurs comme «le père de la sécurité des patients2». Plus récemment, on a aussi utilisé ce modèle d’analyse dans le domaine des services financiers pour comprendre les séquences événementielles qui mènent aux fraudes financières et à d’autres manquements professionnels afin de les prévenir. Il a de plus servi à établir et à clarifier le rôle que peuvent jouer les dirigeants d’institutions financières en ce qui a trait à la protection des épargnants3.

Selon ce modèle, un accident est non pas la conséquence d’une défaillance isolée provoquée par une seule personne mais plutôt la résultante de plusieurs facteurs qui sont entrés en jeu et se sont combinés pour créer ce qu’on appelle une «trajectoire d’accident» parmi toutes les composantes d’une organisation4. En vertu de cette approche systémique, le modèle du fromage suisse reconnaît tant le rôle des individus en première ligne que celui de l’environnement organisationnel et des dirigeants qui le façonnent en ce qui a trait à l’avènement ou à la prévention d’un accident.

 Afin d’illustrer à la fois cette approche et la trajectoire type d’un accident, le professeur Reason a proposé une représentation inspirée de la forme et de l’aspect d’un fromage suisse, d’où le nom de son modèle (voir la figure ci-dessus). Dans ce schéma, les tranches de fromage peuvent représenter diverses composantes d’une organisation, par exemple le conseil d’administration et la haute direction, les services responsables des activités de formation, de maintenance et de production ainsi que les systèmes de surveillance et de conformité. Pour leur part, les trous dans ces morceaux de fromage correspondent aux erreurs humaines (fautes d’inattention, fautes non intentionnelles, violations de normes ou de règles, mauvaises décisions, etc.) et aux problèmes techniques qui peuvent survenir dans une entreprise.

La séquence d’un accident

Dans le modèle du fromage suisse, on distingue deux types principaux d’erreurs humaines, qu’on appelle aussi des défaillances : les erreurs dites actives (évidentes, concrètes et manifestes) et les erreurs latentes. Les premières résultent des actes posés (ou des omissions commises) par des personnes en première ligne (par exemple des conducteurs de train, des pilotes d’avion ou des médecins) dans les activités d’exploitation ou de fonctionnement d’une organisation. Bien souvent, ces erreurs mènent directement à la survenance d’un accident.

Quant aux erreurs du second type, généralement éloignées des activités de production à proprement parler, elles sont surtout le fait de personnes responsables des activités de direction, de gestion et de surveillance au sein des organisations (notamment les membres des conseils d’administration, les PDG, les vice-présidents et les responsables des divers services). Les erreurs latentes sont essentiellement constituées des mauvaises décisions – qu’on qualifie parfois de discutables, de hasardeuses ou de «faillibles» – prises par certains dirigeants à tous les échelons de l’organisation, où elles couvent pendant un certain temps jusqu’à ce qu’elles soient mises en évidence par une ou plusieurs erreurs actives. Toutes les décisions des dirigeants ne sont pas de « mauvaises décisions » : elles le sont principalement lorsque l’organisation fait passer les objectifs de productivité et de rentabilité avant la sécurité des employés et la protection des clients. L’absence de prise de décisions par les dirigeants peut avoir le même effet sur leur organisation et peut donc constituer une erreur latente elle aussi.

La flèche bleue dans la figure représente la succession des erreurs de tout type qui peuvent survenir dans la totalité des composantes de l’organisation, créant ainsi une trajectoire d’accident. Cette flèche illustre la nécessité d’une combinaison de défaillances multiples ayant comme point de départ des décisions discutables de la part de certains dirigeants et culminant dans une séquence d’accident.

fromage suisse L’effet domino

Le modèle du fromage suisse accorde une grande importance aux erreurs latentes et aux mauvaises décisions des dirigeants, qui ont de profondes répercussions au sein des organisations puisqu’elles sont très souvent à l’origine des erreurs actives commises par les personnes en première ligne. Ces décisions portent notamment sur les éléments suivants : allocation des ressources, répartition du travail, formation du personnel, achat d’équipement et entretien, programmation des activités, prévisions budgétaires, communications, mise en œuvre et maintenance des systèmes de protection, etc.

Les erreurs latentes peuvent créer un effet domino et laisser subsister des conditions favorables à la commission d’autres erreurs par certaines personnes dans chacune des composantes de l’organisation. Elles ont aussi pour effet d’affaiblir les systèmes de surveillance en neutralisant les mesures en vigueur destinées à prévenir les accidents et à assurer la sécurité. Le modèle du fromage suisse suggère ainsi que les mauvaises décisions des dirigeants ouvrent la voie aux séquences d’accident au sein des entreprises.

L’exemple d’un écrasement d’avion

Lorsqu’un accident d’avion survient, quel rôle les dirigeants de la compagnie aérienne peuvent-ils avoir joué pour qu’il se produise? Afin d’illustrer ce scénario, prenons l’exemple d’un écrasement d’avion qui a eu lieu quelques minutes après le décollage dans des conditions hivernales difficiles5.Supposons que l’avion s’est écrasé à quelques centaines de mètres de l’extrémité de la piste et que la moitié des passagers et des membres de l’équipage ont péri. Une analyse sommaire des circonstances de l’accident fait ressortir l’erreur du pilote, qui a décidé de décoller en dépit du mauvais temps, et ce, sans avoir fait déglacer l’avion au préalable (erreur active). Par la suite, toutefois, un examen plus approfondi des circonstances de l’accident grâce au modèle du fromage suisse met en lumière une série de décisions prises par les membres de la direction de la compagnie aérienne (erreurs latentes) au cours des semaines, des mois, voire des années qui ont précédé la catastrophe.

Il s’agit plus précisément de décisions fondées sur l’aspect prioritaire de la rentabilité des vols et du respect des horaires, le tout au détriment de la formation des équipages, de la maintenance des avions et, au bout du compte, de la sécurité des passagers. Conséquence : ces coupes budgétaires ont restreint les ressources allouées aux simulations de vol dans des conditions dangereuses, affecté la modernisation des infrastructures et réduit la disponibilité des équipes de maintenance. En somme, le modèle du fromage suisse permet de constater que la décision du pilote n’a été qu’une erreur parmi d’autres et qu’elle s’est inscrite dans la suite logique mais fatale des décisions que les membres de la direction avaient prises afin de garder les coûts d’exploitation faibles pour assurer la compétitivité de la compagnie dans ce segment de marché. De plus, ce modèle montre que, dans un tel environnement organisationnel et dans des circonstances similaires, n’importe quel autre pilote aurait pris les mêmes décisions qui ont mené à l’écrasement d’avion.

L’importance du rôle des dirigeants en matière de sécurité au sein des entreprises réside ainsi dans leur capacité à créer les conditions susceptibles de prévenir les erreurs humaines pouvant mener à des accidents.

L’exemple d’une fraude financière

Comment les dirigeants d’une institution financière peuvent-ils jouer un rôle dans un cas de fraude dont un épargnant fait les frais? Prenons cette fois-ci l’exemple d’un conseiller en placements qui a indûment multiplié l’achat et la vente de titres financiers (actions, parts de fonds d’investissement) pour un de ses clients de manière à empocher des commissions substantielles en frais de transactions, et ce, au détriment de cet épargnant6. À première vue, le seul responsable des préjudices financiers subis par ce client est son conseiller en placements. Par contre, si on a recours au modèle du fromage suisse, on constate que les dirigeants de cette institution financière ont pris des décisions davantage axées sur les profits annuels que sur la protection des épargnants : adoption de formules de rémunération basées sur les volumes de transactions, promotion excessive des produits maison, faible allocation de ressources au service de la conformité pour assurer la surveillance des activités de l’institution, etc.

Dans cet exemple, certaines décisions des dirigeants ont mené à des changements en ce qui a trait à la rémunération des directeurs de succursale, dorénavant établie notamment selon les commissions générées par les conseillers qu’ils ont pour tâche de surveiller. Résultat? Cette structure de supervision est devenue insuffisante et inadéquate en ouvrant la porte à la complaisance des surveillants immédiats. Dans de telles circonstances, le système de surveillance en place n’a pas été en mesure de prévenir les fautes du conseiller ni de les détecter en temps opportun afin d’éviter ou de réduire les préjudices (pertes financières, anxiété, etc.) dont les épargnants pouvaient éventuellement souffrir.

L’importance du rôle des dirigeants quant à la protection des clients de leur organisation réside ainsi dans leur capacité à créer les conditions susceptibles de prévenir les comportements répréhensibles chez les professionnels qui travaillent pour eux.

Article publié dans l’édition Hiver 2022 de Gestion  


Notes

1- Reason, J., Human Error, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, 320 pages; Reason, J., «Human error: models and management», The British Medical Journal, 320, n° 7237, mars 2000, p. 768-770.

2- Chapelle, A., Gestion des risques opérationnels – Guide des meilleures pratiques en banque et assurance, Montreuil (France), Pearson, 2020, 331 pages.

3- Pour aller plus loin en ce qui a trait aux fondements du modèle du fromage suisse et à son application dans le domaine des services financiers, voir Duclos, C., La Protection des épargnants dans l’industrie des services d’investissement – Une analyse de l’influence des défaillances organisationnelles sous l’angle du Swiss Cheese Model, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2021, 668 pages.

4- Voir notamment : Reason, J., «A systems approach to organizational error», Ergonomics, 38, n° 8, août 1995, p. 1708-1721; Reason, J., The Human Contribution – Unsafe Acts, Accidents and Heroic Recoveries, Farnham (R.-U.), Ashgate Publishing, 2008, 310 pages.

5- Cet exemple est inspiré de l’accident survenu à Dryden, en Ontario, le 10 mars 1989, lors duquel 24 personnes ont perdu la vie.

6- Cet exemple est inspiré de la décision de la Cour suprême du Canada Laflamme c. Prudential- Bache Commodities Canada Ltd., 2000, 1 R.C.S. 638.