Article publié dans l'édition hiver 2017 de Gestion

« L’important n’est pas de vendre, c’est de faire acheter. » On pourrait voir dans cet énoncé, précepte bien connu des marketeurs et des gens de publicité, un sophisme d’une banalité appuyée, voire grotesque. En y regardant à deux fois, pourtant, on comprend vite qu’il renferme un subtil paradoxe, un faux semblant, qui veut justifier à lui seul l’existence de bien des métiers propres au marketing. Bien plus qu’un aphorisme, donc, cette position a permis de circonscrire, dans les moindres détails, l’ensemble des règles, des postures et des comportements nécessaires à l’étude, l’enseignement, la compréhension et la pratique d’une spécialité parmi les plus rémunératrices de l’activité économique mondiale. Des millions d’entreprises se plient désormais à ses lois et mettent en application, stricto sensu, des apprentissages chèrement acquis dans des écoles et des universités parmi les plus prestigieuses de la planète.

jean jacques strelinski

Jean-Jacques Stréliski est l’ancien vice-président et directeur général associé de Publicis Montréal ainsi que cofondateur de Cossette Montréal. Il est aussi professeur associé au département de marketing de HEC Montréal.

Marketing et commerce : une relation à rebâtir

Mais il y a un « mais ». En effet, qu’on le pratique, qu’on l’étudie ou qu’on l’enseigne, le marketing se cherche. Enfant surdoué, sophistiqué (parfois gâté ?) du commerce (relation) et de la vente (transaction), le marketing aurait-il fait le tour de son propre jardin ? Je le pense.


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Il m’est arrivé dernièrement, dans une conférence, de secouer – volontairement– un auditoire que je trouvais un peu trop feutré à mon goût. « Le marketing, ai-je lancé, c’est le commerce qui voyage en classes affaires. » La parabole était grosse, certes, mais le fond a résonné aux oreilles de mon public. Et la discussion qui s’est ensuivie a été fort enrichissante.

Vu de l’extérieur, loin des marchés de quartier et des boutiques artisanales, le marketing d’aujourd’hui fréquente les tours de verre et d’acier autant que des lieux branchés aux allures d’ateliers industriels rénovés façon loft et relookés façon agences de pub ou de Web. Toutefois, même dans ses habits de hipster, il cache mal son incertitude ; il est nerveux. Il change son vocabulaire. Les cibles sont devenues des communautés, les consommateurs ont muté en usagers. Les marques sont des constructions mentales à valeur ajoutée par les sources productrices, émettrices et réceptrices. Les segmentations sont des écosystèmes et les positionnements sont désormais des « points de vue » ou des « prises de position ». La mission de la marque s’est politisée en brand manifesto. L’innovation et la créativité sont d’obligatoires terrains de jeu alors que le contenu de marque est devenu la nouvelle expression. D’où le storytelling !

Du côté des penseurs, groupies des antres silencieux des universités et des grandes écoles de commerce, le marketing joue désormais les premiers de classe. Il était marchand ; le voici scientifique. Une ascension méritée, certes, mais qui lui donne parfois des allures malhabiles de nerd isolé dans le savoir, intimidant à l’occasion les praticiens du commerce plus enclins à craindre la fin du mois que la fin du monde.

Même si la caricature semble facile, force m’est d’admettre que tout cela est fort pertinent, nécessaire à l’évidence. Cependant, plus intimement, je ne peux m’empêcher de jeter un regard attendri sur tout cet activisme forcené. Et je dois prendre un peu de recul. Je connais ces sempiternels atermoiements du commerce chaque fois qu’il traverse la zone turbulente du changement.

Je ne suis guère inquiet. Le marketing retrouvera ses bases dès lors qu’il daignera réapprendre de la rue, en observant les usages de ses propres yeux et non uniquement à travers les diktats du Big Data pour appliquer d’autres règles marchandes à de nouvelles réalités commerciales……

L’avènement d’Internet puis celui du 2.0 ont clairement mis en évidence des modèles contemporains adaptés aux nouvelles technologies et, surtout, aux nouveaux usages. Curieusement, des penseurs influents comme Don Tapscott et Seth Godin adoptent des postures élémentaires, voire candides, dans leurs intentions de rebâtir une relation (individuelle) avec chacun des usagers constituant le marché. Ces modèles, largement déployés, ont efficacement prouvé leur adéquation avec la réalité nouvelle. Et, mieux encore, ils ont replacé les perspectives et les étapes du commerce dans un ordre duquel celles-ci n’auraient jamais dû s’éloigner : le métier, le produit, le dialogue, la relation, le bouche-à-oreille et la réputation.

L’époque est donc à la reconstruction d’un marketing aussi proche du consommateur qu’il l’est de la marque ou de l’annonceur. Est-ce possible ? Mais bien entendu !

L’échange et la manière d’être conditionnent le commerce dès son origine et l’installent tant dans un rapport économique que dans un rapport humain. Donc social, donc culturel, donc politique.

Le marketing doit-il alors revoir sa propre manière d’être ? C’est, à mon très humble avis, ce qu’on exige désormais de lui.

Un précieux collègue et moi-même tentons de repérer et d’enseigner, à l’aide d’une série d’exemples – succès et échecs –, en quoi le marketing de demain sera différent. D’ores et déjà, on peut déjà pressentir qu’il sera expérientiel, éthique, esthétique, individuel, ludique et participatif. Il reste du chemin à parcourir. Certainement.

Utopie, avez-vous dit ? « Une utopie est une réalité en puissance », disait Édouard Hériot.

Amis marketeurs, il y a de l’espoir !

P.-S. : remerciements à Chloe Alaric, étudiante de troisième année au baccalauréat en administration des affaires, option communication-marketing, pour avoir suscité, animé et inspiré cette discussion durant mon cours.