Le gestionnaire et son empreinte
2024-06-27
French
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2024-10-11
Le gestionnaire et son empreinte
Management , Leadership
Invariablement, les gestionnaires et les dirigeants laissent tous une trace de leur passage dans une organisation. Réfléchir à cette empreinte et comprendre comment elle influe sur la prise de décision est primordial pour permettre aux leaders de saisir le sens du travail qu’ils accomplissent.
Conscient de sa finitude et poussé par le profond besoin de se sentir utile, l’être humain cherche à laisser sa trace. «Grâce à notre travail, nous pouvons satisfaire notre besoin d’efficacité, laisser une empreinte et trouver un sens à notre vie», explique Estelle M. Morin, psychologue, professeure titulaire au Département de management de HEC Montréal et membre du Consortium de recherche sur l’intelligence émotionnelle appliquée aux organisations. Ce faisant, elle évoque ici les réflexions du sociologue et psychanalyste allemand Erich Fromm.
Ce concept d’empreinte a d’ailleurs mené Estelle M. Morin et son collègue Laurent Falque, titulaire de la Chaire Sens et Travail de l’Icam, une grande école d'ingénierie française, à se pencher sur la trace que le travail du gestionnaire «imprime» chez ses collaborateurs. Les observations qu’ils ont faites permettent d’aider les dirigeants à prendre le pas de recul nécessaire pour réfléchir à la marque qu’ils laissent dans leur équipe, dans l’organisation et dans la communauté.
Entre trace et impression
Par le travail qu’il accomplit, le gestionnaire laissera une empreinte, et ce, qu’il en soit conscient ou non. Bien qu’il puisse apprendre à gérer l’impression qu’il donne, rien ne garantit que la trace sera celle espérée. «Il faut avoir l’humilité d’admettre qu’on ne contrôle pas ce qui s’imprimera chez l’autre, ce qui restera après nous. Je peux agir de façon consciente et volontaire, mais rien ne garantit que l’empreinte que je souhaite laisser est celle qui restera», souligne Estelle M. Morin. Il importe également de distinguer la notion de trace, qu’on laisse derrière soi, de la notion d’impression, qui est créée en temps réel en présence de l’autre.
À court terme, c’est l’impression qui est la plus utile, soutient la professeure. «Une impression agréable ou une attitude de bienveillance, de compétence et d’intégrité inspireront la confiance, favoriseront l’adhésion aux projets qu’on propose à son équipe. C’est ce qui donnera aux employés le goût de nous suivre.»
La trace a quant à elle un impact à long terme. Voilà pourquoi il faut l’anticiper, notamment en incitant les gestionnaires à réfléchir à leurs pratiques de management. Ce sont justement ces pratiques qui façonneront la culture organisationnelle. «Évidemment, plus la responsabilité et l’influence du gestionnaire sont grandes, plus fort sera l’impact. Un directeur général n’est pas plus important qu’un cadre de premier niveau; son influence est simplement plus étendue», précise Estelle M. Morin.
Finalement, comme on ne contrôle pas ce qui marquera l’autre, c’est la volonté d’agir de manière à produire une empreinte qui contribue à donner du sens à son travail et à mieux accepter sa finitude. «Cet appel à laisser une trace est une formidable expérience d’humilité et de responsabilité, insiste la psychologue. C’est être conscient que les gestes posés au quotidien entraînent des effets. On ne les contrôle pas, c’est vrai. On peut toute-fois essayer d’avoir une présence positive par notre manière d’agir.»
En outre, le concept d’empreinte peut être un outil servant à faciliter le transfert d’apprentissages en milieu de travail. «Dans un contexte où les départs massifs à la retraite des baby-boomers engendreront une perte d’expertise, s’il n’y a pas de traces ou d’empreintes, les organisations subiront une véritable hémorragie de connaissances de toutes sortes», soulève Damien Richard, enseignant et chercheur à l’Icam, qui suggère des espaces de discussion et d’écoute à partir desquels l’empreinte pourra se matérialiser. «Il faut largement plus qu’une simple présentation PowerPoint pour imprimer ce que l’autre désire nous transmettre! Il y a une dimension interactionnelle et émotive incontournable.»
L’empreinte, pour revaloriser le travail du gestionnaire
Alors que le métier de gestionnaire semble s’être progressivement effacé dans l’ombre de la figure du leader, le concept d’empreinte redonne un souffle à ce travail sur lequel reposent la stabilité et le bon fonctionnement de l’organisation. «Être leader, ce n’est pas un métier. C’est avoir des talents, un charisme, certes, mais cela ne dit rien des compétences de l’individu. Les organisations sont efficaces grâce à la gestion. Avoir du leadership, c’est bien, mais il faut savoir gérer, diriger, soutenir l’innovation pour assurer la pérennité de l’entreprise, affirme Laurent Falque. Il importe de réhabiliter le métier de gestionnaire.»
Dans notre société fortement individualisée, la quête du développement personnel occulte l’espace consacré au travail. «On est dans le management de l’individu, dans ce qu’il ressent, dans ce qu’il a envie de vivre, et beaucoup moins dans l’efficacité. Pour retrouver l’équilibre, il faut aborder les choses en parlant à nos collaborateurs de leur travail, en leur laissant la liberté de décider des sujets qu’ils veulent traiter», croit le chercheur en management. En fait, il n’y a pas de mal à évoquer le ressenti, tout comme l’efficacité. Ce qui est malsain, selon lui, c’est d’imposer la direction de la conversation. «Comme cadre, il faut lutter contre l’envie d’arriver avec son prisme. Cela semble peu de choses, direz-vous, mais c’est essentiel. Si j’aborde un collaborateur en lui disant “tu sembles fatigué”, il y a déjà un biais. Je devrais plutôt y aller en faisant preuve d’ouverture, en lui demandant par exemple comment se passe le projet sur lequel il travaille.»
Pour le chercheur, il importe de se rappeler que c’est le travail qui nous réunit, un travail bien fait et reconnu. L’empreinte, tout en insufflant une énergie au gestionnaire et en conférant un sens à ce qu’il fait, aide également les collaborateurs à réfléchir à leur propre travail. «Pour que les pratiques du gestionnaire laissent une impression, il faut que les questions qu’il pose aux membres de son équipe les aident à prendre du recul. Son rôle n’est pas de résoudre les problèmes en leur dictant quoi faire, d’où l’importance de ne jamais biaiser la discussion.»
L’empreinte permet une prise de conscience, celle des gestes posés, des méthodes de travail, des outils de gestion... qui laissent une trace en modifiant l’organisation. Parce qu’elle force la réflexion, parce qu’elle encourage les gestionnaires à revisiter leur façon d’agir avec leur équipe, la notion d’empreinte revalorise inévitablement les pratiques de gestion.
L’élimination des obstacles
Le métier de gestionnaire est de faciliter le travail des collaborateurs en éliminant les empêchements qui les freinent dans leur efficacité. Puisque les pratiques de gestion impliquent de soutenir les membres de l’équipe dans leurs tâches, le gestionnaire doit veiller à ce que le travail soit effectué de manière efficiente. «Il faut enlever toute entrave qui pourrait nuire à l’efficacité. Le concept d’empreinte, en mettant l’accent sur la dimension intersubjective de la relation managériale, en privilégiant l’échange réciproque, favorise cette vision de la fluidité des tâches. Nous ne sommes pas dans du prêt-à-penser ni dans une psychologisation du management. Nous sommes autour de cet objet qu’est le travail, qui nous appelle à construire une relation plus symétrique entre le cadre et ses collaborateurs», explique Damien Richard.
En ce sens, Estelle M. Morin souligne l’importance d’une écoute qui favorise les discussions menant à des décisions prises conjointement. Pour que les individus se sentent investis dans un travail qui apporte du sens, il faut être attentif à ce qui pourrait compliquer leurs tâches, puis lever les irritants.
Combien d’employés se plaignent de ne pouvoir accomplir leur travail parce que trop de réunions grugent de leur temps? «Un chef d’équipe qui entend ce commentaire a la responsabilité d’agir sur cet empêchement. Il pourra programmer des réunions plus courtes, d’une quinzaine de minutes, pour faire le point. C’est également un problème quand on force les gens à se rendre au bureau lorsque ce n’est ni nécessaire ni désiré, seulement parce qu’il “faut” être présent sur place, illustre Estelle M. Morin. Pour ceux et celles dont la nature de l’emploi le permet, la flexibilité est de mise. Aux autres, qui risquent de se sentir frustrés de ne pouvoir profiter de ce privilège, il faut compenser l’obligation de se conformer aux horaires de travail d’une autre manière, par souci d’équité.» Voilà un exemple d’empreinte laissée par de bonnes pratiques de management qui, par ricochet, valorise le travail de gestion.
Le voyage vers l’authenticité
Qualité ayant la cote et que les leaders aiment s’approprier, l’authenticité est intimement liée au concept d’empreinte. Encore faut-il réellement comprendre ce qu’est l’authenticité. Se dire authentique, c’est déjà ne plus l’être. «L’authenticité, ce n’est pas figé. C’est un processus réflexif; on ne l’atteint jamais. Bien des gestionnaires et des psychologues organisationnels croient que c’est mesurable ou qu’il existe une recette. Mais l’authenticité, c’est un voyage», signale Benoît Cherré, professeur au Département d’organisation et ressources humaines de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).
Vision de soi idéalisée dans le futur, l’authenticité doit s’appuyer sur des bases enracinées dans le passé. «En regardant les traces qu’on a laissées, on peut constater ce qu’on a réalisé, comment on a réagi. On peut aussi s’ajuster et changer. Ces traces peuvent nous aider à aller où on désire se rendre. L’empreinte est attachée à l’authenticité par la démarche de construction de soi. On conserve ce qui est le plus significatif pour réussir à se propulser en avant», ajoute le professeur. L’empreinte permet de mieux se connaître, de résoudre les tensions qui se manifestent à l’intérieur de soi, entre soi-même et les autres également. Évidemment, en faisant preuve d’introspection.
En réalité, un dirigeant authentique, c’est plutôt rare. «Je crois que la plupart des leaders ont été authentiques à un moment, puis ils capitulent, ils ne se renouvellent plus. Il faut poursuivre le voyage. L’empreinte est figée, il ne faut pas s’y conforter, il faut prendre une distance pour voyager dans cette attitude authentique», résume Benoît Cherré.
Le recul et la réflexion offrent la liberté de choisir, et c’est là que se trouve le dilemme éthique : devant une situation ou une action à poser, aura-t-on le courage d’agir pour le bien commun? «Les lâches ne prennent pas de distance; ils échouent devant l’authenticité en se conformant à ce qu’on attend d’eux ou en suivant leur propre égoïsme. L’authenticité, c’est aussi un idéal éthique. Et la limite de l’idée d’empreinte, c’est qu’elle joue sur l’ego du gestionnaire qui veut laisser une trace. Mais s’il dépasse son ego, plus qu’une empreinte, il laissera une œuvre», conclut le professeur.
Article publié dans l’édition Été 2024 de Gestion
Management , Leadership