Article publié dans l'édition Automne 2018 de Gestion

À l’heure actuelle, dans les sociétés développées, la majorité des emplois sont créés dans les entreprises naissantes ou en forte croissance. Et aux côtés des start-ups, caractéristiques de la nouvelle économie, s’invitent aujourd’hui les « gazelles » (scale-ups en anglais). Mais l’hypercroissance de ces firmes apporte son lot de défis. Repères pour réussir en pleine accélération.

À partir de la définition établie en 2008 par l’OCDE1, la notion de « gazelle » a évolué et recouvre aujourd’hui des entreprises qui réalisent un chiffre d’affaires annuel supérieur à cinq millions d’euros [7,5 millions $CA] et qui connaissent une croissance d’au moins 10 à 20 % sur trois ans. Une fois dépassé le statut de jeune pousse et prouvée la robustesse de son modèle d’affaires, la gazelle doit mettre en œuvre une transformation très rapide et multidimensionnelle. Elle doit s’internationaliser, recruter vite, bien et souvent massivement, trouver des partenaires commerciaux, techniques ou financiers. À l’interne, sa gouvernance et son système de pilotage doivent radicalement évoluer pour doter l’entreprise d’une organisation capable d’affronter les défis et d’éviter la crise de croissance. Le dirigeant et les gestionnaires de l’organisation ont dès lors pour tâche principale de parvenir à déployer des outils adaptés à l’hypercroissance.

La déstabilisation du pilote

La gazelle est avant tout une structure en tension et en transformation très rapide. C’est un peu l’équivalent d’un avion de chasse : toute erreur de pilotage peut être fatale. À l’interne, ce contexte se heurte à deux grandes difficultés.

Une complexité croissante

Un portrait de la croissance

Source : Entreprises en hypercroissance : le défi de l'écosystème entrepreneurial français, KPMG, mai 2018

L’hypercroissance se traduit par de nouveaux marchés, des clients de plus en plus nombreux et diversifiés, un équilibre précaire entre les décisions à court terme et la vision stratégique à long terme, le recrutement et l’intégration de nouveaux collaborateurs, etc. Selon Marc Leverger, co-fondateur et dirigeant de Brico Privé, gazelle française spécialisée dans la vente de matériel de bricolage, « le pilotage de l’hypercroissance exige de ne plus naviguer à vue mais d’avoir une connaissance plus approfondie de son modèle d’affaires et de ses leviers de performance afin de pouvoir les piloter efficacement et d’anticiper les changements2 ».

Une perte de proximité

L’hypercroissance génère d’énormes besoins en matière de recrutement, parfois plusieurs dizaines de personnes par an, un défi considérable pour une structure à la taille encore limitée. De ce fait, un dirigeant ne peut plus exercer une supervision directe sur ses salariés ni même les connaître tous individuellement. À cette perte de proximité hiérarchique et fonctionnelle s’ajoute souvent un éloignement géographique avec la création de centres d’activité plus ou moins éloignés du siège social.

Cette complexité croissante et cette perte de proximité perturbent alors la chaîne de circulation, ascendante (bottom-up) et descendante (top-down), de l’information dans l’organisation. Ces deux facteurs peuvent même menacer la cohésion et la culture de l’organisation. En effet, le charisme, les valeurs et l’engagement personnel du dirigeant passent plus difficilement les barrières hiérarchiques, fonctionnelles ou géographiques. Emmanuel Pichot, dirigeant du groupe Alliaserv, gazelle spécialisée en génie climatique, explique : « Avec la croissance de l’entreprise, vous vous apercevez un jour que vous croisez des salariés que vous ne connaissez pas. C’est perturbant. Pour moi, il est pourtant essentiel de garder une grande proximité avec nos équipes et avec nos clients. Jusqu’à présent, on organisait tous les vendredis un barbecue où tous les salariés se retrouvaient. Aujourd’hui ? À plus de 50 personnes, ça devient très compliqué. » Bien qu’anodine en apparence, l’organisation plus difficile de cette rencontre informelle hebdomadaire illustre bien la perte de ce contrôle et de cette cohésion qui faisaient la force de cette jeune pousse.

Un subtil équilibre à atteindre

Dès lors, comment renforcer la gouvernance et le système de pilotage sans brider la créativité et l’innovation, sans détruire l’ADN entrepreneurial et la culture interne, qui constituent les principales forces d’une jeune pousse ? Comment mettre en place des outils de contrôle sans nuire à la flexibilité et à la réactivité de l’organisation? Le dirigeant d’une gazelle doit trouver un équilibre entre deux modes de contrôle : le système très réactif et informel qui caractérise les jeunes pousses et le système lourd et formel privilégié par les grands groupes. Pour parvenir à structurer le système de pilotage au service de l’hypercroissance, il n’existe pas de solutions prédéfinies, mais il y a au moins quatre leviers d’action essentiels.

Quatre leviers d’action

1. Redéfinition et délégation effective des responsabilités

L’hypercroissance requiert une délégation des responsabilités. Cela peut passer notamment par la montée en compétence de collaborateurs à fort potentiel et par leur nomination à la tête de centres de responsabilité. Mais pour être effective, cette délégation exige du dirigeant qu’il écoute vraiment et sache appuyer ceux qui l’entourent, qu’il accepte de faire confiance à ses collaborateurs directs et de ne pas s’immiscer dans leur zone de décision.

2. Transmission d’information fiable et agile

La confiance n’excluant pas le contrôle, la délégation effective des responsabilités doit correspondre à la mise en place d’un système d’information de gestion (reporting) fiable à tous les échelons de l’organisation. Cela passe par la production, le suivi et l’analyse d’indicateurs pertinents, financiers et non financiers. Mais la production d’informations fiables doit être conciliée avec l’agilité dont les décideurs ont besoin.

3. Combinaison de contrôles formels et informels

Les indicateurs formels permettent « d’objectiver » l’activité de l’entreprise à partir de facteurs mesurables afin d’anticiper et de prendre des décisions. Cependant, ces indicateurs sont inefficaces, voire contre-productifs, pour actionner les leviers intangibles à la source de la performance, par exemple la fidélité des clients et la motivation des salariés. Le dirigeant doit donc également s’appuyer sur des mécanismes de contrôle informels, à savoir des échanges réguliers avec ses équipes, à tous les échelons, pour permettre une circulation ascendante et descendante de l’information.

4. Le maintien de l’esprit entrepreneurial

Pour ne pas brider l’innovation et ne pas menacer la culture entrepreneuriale de la gazelle, l’introduction d’un mode de pilotage plus formel et plus développé ne doit pas être uniquement synonyme d’un accroissement des contraintes et du contrôle. Tout en respectant le cadre de ses responsabilités, le dirigeant doit entretenir l’esprit et les valeurs qui règnent au sein de la jeune pousse grâce à sa présence régulière, à son charisme, à sa vision stratégique et à une grande autonomie accordée aux équipes. Selon François Bloch, directeur général de KPMG France, le dirigeant doit « passer du management de projets au management des talents sans toutefois perdre l’agilité d’une jeune pousse ».

En définitive, pour surmonter les deux risques majeurs liés au pilotage de l’hypercroissance, c’est-à-dire la complexité accrue et la perte de proximité, le dirigeant doit trouver un équilibre subtil entre, d’une part, la proximité et la supervision directe caractéristiques de la jeune pousse et, d’autre part, la mise en place de leviers de contrôle plus formels, très présents dans les grands groupes. Il doit entamer non seulement des démarches techniques ou économiques, par exemple la création de centres de responsabilité ou l’introduction de contrôles formels, mais aussi des démarches d’animation et de gestion de ses ressources humaines qui l’obligent à sortir de sa zone de confort technique ou commerciale. La gazelle pourra ainsi réussir sa croissance sans toutefois perdre l’agilité d'une jeune pousse.

Comment réussir son hypercroissance


Pour aller plus loin

Oriot, F., Alcouffe, S., Boutary, M., et Misiaszek, E., « Comment les dirigeants de PME mesurent-ils leur performance stratégique? Des SMPS qui combinent indicateurs formels et mécanismes informels », revue internationale PME, vol. 30, nos 3-4, 2017, p. 289-320.


Notes

1- OCDE, Eurostat – OECD Manual on Business Demography Statistics, Commission européenne, 2008.

2- Les citations sont tirées d’entrevues faites par les auteurs.