La Banque du Canada a lancé un cri d’alarme ce printemps sur les retards de productivité du pays et sur leurs conséquences. Un thème sur lequel travaillent avec détermination le professeur Robert Gagné et l’équipe du Centre sur la productivité et la prospérité de HEC Montréal.

Bien des gens, qui ne sont pas à l’aise avec le concept de productivité (qu’ils trouvent rebutant ou menaçant), préféreront peut-être ne pas trop accorder d’importance à cet indicateur et se consoleront en se disant que le Canada et le Québec, à défaut d’afficher une solide performance économique, se distinguent par ce qui compte vraiment : la qualité de vie, le bien-être, le filet de sécurité sociale et – pourquoi pas? – le bonheur.

Eh bien, non! Si le Canada accuse un retard bien documenté en ce qui a trait au niveau de vie et à la productivité quand il se compare à d’autres pays industrialisés, il est également en solide perte de vitesse pour ce qui est des indicateurs de nature sociale. Et ça, on le sait moins.

On sera peut-être étonné d’apprendre que le Canada se classe au 18e rang des pays dans la dernière mouture de l’indice de développement humain de l’Organisation des Nations unies (ONU), qui porte sur l’année 2022. Sans le savoir, les Canadiens et les Québécois sont familiers avec cette mesure qui tente d’évaluer le progrès des pays de façon plus équilibrée en ajoutant l’espérance de vie et l’éducation au critère plus classique du produit intérieur brut (PIB). C’est cet indice qui, après tout, avait permis de décrire le Canada comme le «plus meilleur pays du monde», une formule attribuée à tort à l’ex-premier ministre Jean Chrétien.

En effet, le Canada a trôné au sommet de ce palmarès en 1985 et en 1990, mais il a par la suite amorcé une lente descente, qui s’explique en partie par ses progrès moins marqués sur le plan de l’espérance de vie et par la plus lente progression du niveau de vie; il se classe en effet 24e à ce chapitre, derrière les pays du nord de l’Europe (pays scandinaves, Allemagne, Pays-Bas, Royaume-Uni, Irlande) ainsi que l’Australie et la Nouvelle-Zélande.

On observe la même glissade avec l’Indicateur du vivre mieux de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), une mesure plus sophistiquée qui donne moins de poids au revenu et qui intègre des données tenant compte de multiples facettes du bien-être : logement, emploi, liens sociaux, éducation, engagement civique, santé, sécurité, etc. En 2011, le Canada y trônait au 2e rang, derrière l’Australie. Il se retrouve maintenant en 10e position, encore une fois derrière les pays scandinaves, l’Australie et les États-Unis. Le pays à la feuille d’érable n’est quand même pas dans les bas-fonds puisqu’il dépasse tous les pays du G7, sauf nos voisins du Sud; néanmoins, il subit un lent déclin, qui ne s’explique pas par le revenu.

Une troisième mesure, le World Happiness Report, repose sur une tout autre approche, soit l’évaluation subjective du bonheur à travers un sondage international dans lequel on demande aux répondants d’évaluer leur vie, sur une échelle de 0 à 10. Au moment de la création de cette mesure, en 2012, le Canada était au 2e rang, tout juste derrière le Danemark.

Et qu’en est-il maintenant? Le Canada a amorcé une lente descente : 7e pour 2015-2017, 11e pour 2017-2019, et 15e pour 2019-2021 ainsi que pour 2021-2023. Le rapport réussit à attribuer une partie du niveau de bonheur à des facteurs explicatifs; en premier lieu le PIB par habitant, mais aussi le soutien social, l’espérance de vie en santé et, dans une moindre mesure, la liberté de faire des choix, la générosité ainsi que la perception de la présence de corruption. Par ailleurs, la dernière édition décompose le niveau de bonheur par tranche d’âge; on découvre alors que le Canada se classe au 58e rang chez les moins de 30 ans, mais au 8e rang du côté des 60 ans et plus.

Comme des données comparables sont colligées par Statistique Canada pour les provinces canadiennes, il est possible de voir où se situerait le Québec – dont le niveau de bonheur est supérieur à celui du Canada – dans un tel palmarès. En 2012, il aurait été au sommet, ex æquo avec le Danemark. Pour la période 2021-2023, il serait au 6e rang.

Les facteurs économiques contribuent en partie à ces résultats : directement, en affectant le score du Canada; et indirectement, en affectant les éléments qui contribuent au bien-être, le sentiment de sécurité ou encore le bonheur. Comme l’a très bien documenté le Centre sur la productivité et la prospérité, la performance du Canada en ce qui a trait au niveau de vie suit la même pente descendante : 5e sur une sélection de 19 pays de l’OCDE en 1981, et 13e en 2022. Dans ce cas précis, le Québec fait moins bien que le Canada, étant passé du 14e rang au 16e.

Et qu’y a-t-il derrière cette érosion du niveau de vie du Canada et du Québec? La productivité! Cela nous permet de boucler la boucle. La croissance de la productivité du Québec a été à l’avant-dernier rang du groupe de comparaison – juste devant l’Italie –, et celle du Canada, à peine deux rangs devant.

Ces données illustrent l’interaction qu’il peut y avoir entre les enjeux économiques et les enjeux sociaux. Les pays qui devancent le Canada – et le Québec – dans ces comparaisons jouissent en général d’un niveau de vie supérieur au nôtre, mais sont aussi des pays qui ont des filets de sécurité plus solides, et qui disposent de ressources additionnelles pour les déployer.

Ces indicateurs, malgré les limites de ces exercices de mesure, sont assez convaincants pour nous mener à la conclusion que le Canada traverse une période de lent et modeste déclin social et économique. Ça devrait nous préoccuper.

Article publié dans l’édition Été 2024 de Gestion