Article publié dans l'édition hiver 2016 de Gestion

En adoptant des pratiques discutables à l’endroit de ses clients, que ce soit en les facturant à outrance, en restant sourde à leurs plaintes ou en imposant des conditions déraisonnables, l’entreprise qui fait preuve de mauvaise foi risque d’avoir un fort prix à payer : la défection de sa clientèle !

Afin de prendre un vol trois heures plus tôt que prévu, un voyageur a dû débourser 75 $ à une compagnie aérienne, même si l’avion était presque vide. Une compagnie de télécommunications a erronément facturé sept ans de service à un consommateur parce qu’elle avait omis de noter son annulation ; elle lui a seulement offert un dédommagement de 300 $ (sur un total de 3 000 $), car ses « règlements internes » ne lui permettaient pas de le rembourser intégralement. Chaque consommateur peut raconter sa propre histoire d’horreur de « mauvaise foi organisationnelle », ces règlements injustes qui semblent avoir pour seul but d’en tirer avantage des clients en raison d’erreurs anodines ou de requêtes raisonnables. En effet, est-il juste de demander 2 000 $ à un consommateur qui a oublié de déconnecter les applications en ligne de son téléphone intelligent lors d’un voyage en Europe ?


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La mauvaise foi organisationnelle n’est malheureusement pas un phénomène exceptionnel. Elle semble même de plus en plus répandue dans plusieurs domaines, par exemple le transport aérien, le secteur bancaire, l’assurance et les télécommunications. Dans ces domaines, des consommateurs pourraient être portés à croire qu’il s’est établi une forme d’équilibre où les entreprises semblent avoir conclu qu’il vaut mieux suivre les règlements parfois douteux des autres plutôt que de s’en affranchir et de protéger la marque et la relation client.

Prix injustes, profits hors du commun

De nombreuses pratiques discutables peuvent être regroupées en deux catégories : les règles de tarification jugées injustes et les systèmes abusifs de traitement des plaintes. Dans la première catégorie, plusieurs exemples sont associés aux institutions financières. Dans une vidéo YouTube hilarante, l’humoriste français Kenny Martineau explique comment le Crédit mutuel a exigé 80 euros pour lui rappeler, au moyen d’une série de lettres et de textos, le fait que son compte était à découvert. Cette vidéo montre l’acharnement de « la banque à qui parler », selon le slogan de cette institution, à avertir un consommateur vulnérable plus d’une douzaine de fois. Et, bien sûr, chaque message s’accompagne de frais.

Les recherches1 suggèrent que les consommateurs comprennent qu’une entreprise doive hausser ses prix pour couvrir les coûts qui augmentent, maintenir sa position concurrentielle, améliorer son service ou conserver un niveau de profit acceptable. En revanche, la hausse de prix ou de frais afférents semble injuste lorsque la firme fait des profits hors du commun. C’est ce constat que rapporte l’article « Institutions financières : des frais durs à avaler » alors que les six grandes banques canadiennes ont déclaré des profits records cumulés de 8,5 milliards lors de leur dernier trimestre, soit des profits nets de 93 millions chaque jour. Les consommateurs sont également moins tolérants envers les hausses de frais lorsque l’entreprise ou l’institution montre des signes de mauvaise gestion.

De « vrais amis » en cas de plainte ?

Le traitement des plaintes est un autre volet où les consommateurs peuvent naturellement percevoir de la mauvaise foi de la part de l’entreprise. Dans un article de la Harvard Business Review publié en 1990, Hart, Heskett et Sasser – des professeurs et consultants émérites – faisaient l’éloge du « profitable art of service recovery »2. Les échecs de service sont inévitables en pratique et ces situations deviennent des moments de vérité pour les consommateurs et les firmes, celles-ci pouvant alors montrer qu’elles valorisent leur relation avec le consommateur. C’est au moment de faire une plainte que le consommateur, alors qu’il affiche une certaine vulnérabilité, comprendra vraiment ce qu’il représente pour la firme. Si on fait un parallèle avec les relations interpersonnelles, c’est dans les moments difficiles qu’on reconnaît ses vrais amis. Or, les entreprises se comportent-elles comme de « vrais amis » en cas de plainte de leurs clients ?

Malheureusement, le message sur l’importance (et la rentabilité) de la résolution de problèmes ne passe pas très bien chez plusieurs firmes. Là où les gestionnaires devraient voir une occasion de consolider une relation client à long terme – avec tous les avantages financiers qui en découlent –, ils considèrent plutôt les plaintes comme des vecteurs de coûts à minimiser.

Ici encore, les exemples sont nombreux. Certaines entreprises décident de transférer le service des réclamations en Inde avec des employés peu formés qui ont une faible connaissance des services et de la culture du pays hôte. Dans d’autres entreprises, on constate des temps d’attente déraisonnables pour parler à une succession interminable d’employés. Plusieurs compagnies aériennes, ainsi qu’Air Canada l’explique sur son site Internet, ne permettent pas aux clients insatisfaits de parler directement à un responsable pour se plaindre. Il est plutôt recommandé de signaler ses problèmes par « courrier, courriel ou télécopieur ». Nous sommes très loin ici du système de traitement des plaintes hyperperformant de JetBlue, qui utilise Twitter et emploie 26 préposés pour répondre en moins de 15 minutes aux plaintes ou aux questions des consommateurs.

En ce qui concerne le « modèle » public québécois, Stéphanie Grammond, de La Presse, écrivait récemment sur l’inefficacité du système de traitement des plaintes d’Hydro-Québec, qui tarde à dédommager des familles montréalaises pour un grave problème de surtension. Court extrait de son reportage : « Lenteur. Manque de communication. Condescendance. Intimidation. La société d’État aurait voulu les pousser à abandonner leur plainte qu’elle n’aurait pas agi différemment. » Dans tous ces exemples de piètre service à la clientèle, le consommateur pourrait conclure à de la mauvaise foi organisationnelle.

Le consommateur-vengeur

Qu’est-ce qui pourrait amener une firme à adopter de tels comportements à l’égard de ses propres consommateurs ? Ce sont souvent les résultats « quantitatifs » financiers à court terme – puisqu’ils servent de matière première aux rapports trimestriels et annuels – qui priment sur d’autres considérations à long terme telles que la pérennité de la marque, la relation client et surtout la rétention. Dans les entreprises où ces considérations financières font foi de tout, les règlements douteux en matière de tarification et les systèmes inefficaces de traitement des plaintes ont la cote.

consommateur-vengeur

Illustration Istock

Mais là où certains voient une astuce financière, ces pratiques comportent des effets dangereux qui pourraient grandement nuire à la firme à court et à long terme. Citons d’abord le désir de vengeance des consommateurs, qui portent un jugement quasi automatique sur la manifestation – réelle ou présumée – de mauvaise foi3.

En fait, le consommateur agit comme le ferait un jury : il condamne une firme non seulement pour la gravité de sa faute mais surtout en fonction de l’intention. Si la mauvaise foi est en cause, les représailles seront sévères. Par exemple, Bell a fait l’objet de six recours collectifs en 2014 4 pour des motifs tels que des frais d’appel au 911, des hausses de frais pour remboursement tardif, des durées d’appel arrondies à la hausse, etc.

Le consommateur-vengeur a maintenant beaucoup de pouvoir face aux firmes grâce à l’utilisation des médias sociaux. De récentes statistiques indiquent que 21 % des 18 à 34 ans utiliseront les médias sociaux pour exprimer leur mécontentement après un échec de service5. Il y a plusieurs « classiques » québécois de vengeance virale en ligne. En 2007, l’humoriste Jean-François Mercier s’est ouvertement plaint, sur YouTube, du mauvais service de Bell. Ce message a été vu plus d’un million de fois uniquement au Québec. Il y a également eu l’« affaire Oasis » en 2012. L’entreprise Lassonde, qui produit les jus Oasis, a mené une bataille juridique pendant sept ans contre une entrepreneure qui utilisait le mot oasis dans la marque de ses savons à l’huile d’olive. Malgré sa défaite en Cour supérieure, Lassonde a ensuite refusé de payer la somme de 100 000 $ que représentaient les frais juridiques de cette femme d’affaires. Finalement, sous la pression des médias sociaux, Lassonde a été « contrainte » de s’exécuter à la suite de la vague d’indignation des internautes et d’un appel au boycottage de ses produits. Ces deux crises ont eu un effet certain sur l’image de marque de deux géants québécois ainsi que sur leurs relations avec leur clientèle.


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L’effet de levier étonnant de la rétention

Il est bien établi que la rétention représente un effet de levier beaucoup plus important que l’augmentation des dépenses annuelles des clients. Prenons l’exemple simple d’un client générant 1 000 $ de dépenses annuelles pour un taux de rétention estimé de 80 % et un taux d’intérêt de 5 %. En utilisant une formule de base, sa rentabilité actualisée serait de 3 200 $ en valeur actuelle nette pour la firme. Si on augmente le taux de rétention de seulement 5 %, sa valeur nette passe alors à 4 250 $ (soit une augmentation de 32 % de la rentabilité). Pour obtenir la même augmentation de rentabilité en conservant un taux de rétention de 80 %, il faut augmenter les dépenses annuelles du client de 1 000 $ à 1 325 $, ce qui représente un défi considérable. C’est pourquoi les études recommandent généralement de porter plus d’attention à la rétention qu’à l’acquisition de nouveaux consommateurs et de nouveaux revenus. On estime que les entreprises devraient investir approximativement 70 % de leurs ressources dans la rétention et 30 % dans l’acquisition.

La valeur de la rétention client

Au-delà des poursuites et des crises de relations publiques, de tels comportements envers la clientèle comportent un autre grand risque : la rentabilité à long terme peut en souffrir. En se basant sur la notion de « valeur vie client » (customer lifetime value), il y a deux façons principales pour une entreprise de contribuer à la profitabilité à long terme : augmenter les revenus annuels provenant d’un client ou améliorer son taux de rétention. Il est bien établi que la rétention client a un effet de levier beaucoup plus important que l’augmentation des revenus annuels issus du client. C’est mathématique ! Il vaut mieux avoir un client fidèle qui dépense modestement toute sa vie durant qu’un client insatisfait qui dépense beaucoup sur une courte période. La rétention, c’est le nerf de la guerre pour la profitabilité à long terme, un postulat que la recherche a maintes et maintes fois prouvé. C’est une des plus grandes vérités en marketing.

Malheureusement, c’est sur le plan de la rétention que le bât blesse pour les entreprises atteintes de mauvaise foi chronique. Avez-vous remarqué que certaines entreprises se classent rarement parmi les marques préférées des Québécois et Canadiens en dépit de leur notoriété et de leurs campagnes publicitaires énergiques ? Est-ce l’effet de la mauvaise foi ? Il est en effet difficile d’aimer ou d’admirer des entreprises qui profiteraient de nous, et ce sentiment pourrait avoir un effet marquant sur la rétention.

Pourtant, en dépit de leurs nombreuses actions discutables, ces entreprises ont des clients généralement fidèles. Alors pourquoi devraient-elles changer leurs façons de faire ? Mais qu’elles ne se méprennent pas : cette loyauté n’est pas réelle. Elle repose souvent sur une inertie créée par de fortes entraves à la sortie et par la perception d’un manque de solutions de rechange plus intéressantes. Il suffirait d’un simple changement de réglementation qui diminuerait les frais de sortie, voire de l’arrivée d’un concurrent qui se positionnerait sur une relation client authentique, pour déclencher un véritable exode des consommateurs. À ce moment-là, nos géants aux pieds d’argile verraient rapidement leur profitabilité s’effriter.

Médias sociaux : la gestion des plaintes des consommateurs
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La place des médias sociaux dans le processus de traitement des plaintes / Illustration Istock

Les médias sociaux offrent désormais aux consommateurs un moyen extrêmement efficace de faire entendre leur voix, tant pour faire les louanges d’une entreprise que pour la dénoncer. Dans ce deuxième cas, l’entreprise qui fait l’objet d’une plainte en ligne doit savoir gérer la situation avant qu’elle ne dégénère, car les effets peuvent être dévastateurs. Dans leur article « Managing social media crises with your customers – The good, the bad, and the ugly », publié dans le Business Horizons en mars 2015, Yany Grégoire, Audrey Salle et Thomas M. Tripp proposent des solutions de gestion de crises, mais surtout, des moyens de les prévenir.

Un mal pour un bien

Certaines plaintes peuvent devenir positives pour l’entreprise. Par exemple, lorsqu’un consommateur insatisfait communique directement avec l’entreprise sur la page Facebook de cette dernière en vue d’obtenir réparation de manière constructive, l’entreprise peut prouver rapidement sa bonne foi en s’excusant et en reconnaissant qu’il y a eu faille dans le service. De surcroît, lorsque la situation trouve une issue positive et satisfaisante et que le consommateur exprime sa satisfaction en ligne, cela peut constituer, au final, une très bonne publicité.

Zone de compromis

Lorsqu’une entreprise échoue à réparer sa faute initiale et déçoit donc le consommateur une deuxième fois, celui qui désire toujours obtenir une forme de compensation peut se tourner vers des sites Web spécialisés dans les plaintes de consommateurs. Ces organismes étant généralement assez sérieux, l’entreprise pourrait profiter de la neutralité de la tierce partie pour trouver un compromis raisonnable avec son client insatisfait.

Le danger viral

En revanche, lorsque le consommateur n’est pas motivé par la réparation et souhaite simplement causer du tort à l’entreprise, les moyens dont il dispose aujourd’hui pour le faire sont colossaux. Les contenus générés par les utilisateurs (blogues, forums, sites de partage comme YouTube, etc.) peuvent être particulièrement dévastateurs, car ils peuvent devenir viraux. Enfin, une entreprise concurrente peut profiter de la situation pour écraser encore davantage l’entreprise fautive et se faire valoir à ses dépens.

G. B.

Références

1.  Homburg, C., Hoyer, W., et Koschate, N., « Customers’ reactions to price increases – Do customer satisfaction and perceived motive fairness matter ? », Journal of the Academy of Marketing Science, vol. 33, n° 1, janvier 2005, p. 36-49.
2.  Hart, C., Heskett, J., et Sasser, W. E., « The profitable art of service recovery », Harvard Business Review, vol. 68, n° 4, juillet-août 1990, p. 148-156.
3.  Grégoire, Y., Laufer, D., et Tripp, T. M., « A comprehensive model of customer direct and indirect revenge – Understanding the effects of perceived greed and customer power », Journal of the Academy of Marketing
Sci0nce, vol. 38, n° 6, décembre 2010, p. 738-758.
4.  Bell Canada, Rapport annuel 2014.
5.  Grégoire, Y., Salle, A., et Tripp, T. M., « Managing social media crises with your customers – The good, the bad and the ugly », Business Horizons, vol. 58, n° 2, mars-avril 2015, p. 173-182.