Article publié dans l'édition hiver 2016 de Gestion

Depuis l’avènement du commerce électronique, experts et journalistes annoncent la disparition des intermédiaires. Mais qu’en est-il vraiment ? Avec les nouvelles technologies, les fabricants ont-ils encore besoin de tiers pour atteindre les consommateurs ?

Quand on songe aux agences de voyages, aux librairies, aux disquaires et aux clubs vidéo de ce monde, toutes les inquiétudes sont permises. Difficile, aujourd’hui, de rivaliser avec les géants que sont devenus Expedia, Airbnb, Amazon, iTunes et Netflix. « Il est clair que plusieurs intermédiaires seront éventuellement appelés à disparaître, mais cette réalité n’annonce pas pour autant la fin de l’intermédiation, nuance d’entrée de jeu Jacques Nantel, expert en marketing et professeur titulaire à HEC Montréal. De nouveaux intermédiaires ont fait et feront leur apparition, tout simplement parce qu’ils ajoutent plus de valeur à la transaction. »


LIRE AUSSI: Dossier avenir du commerce de détail - La Vie en Rose, les défis du numérique, des T.I. au commerce électronique


« Autrefois, les consommateurs allaient chez les intermédiaires pour connaître l’ensemble de l’offre, explique Camille Grange, professeure adjointe à HEC Montréal et spécialiste en technologies de l’information. Ils utilisaient ainsi les services d’un “agrégateur” – une personne de confiance – pour les guider dans leur décision d’achat et les conseiller sur la qualité d’un produit. Aujourd’hui, il existe de puissants outils technologiques dans lesquels il suffit d’entrer certains paramètres – par exemple son budget, la destination recherchée, les dates du départ – pour voir apparaître en quelques instants l’ensemble de l’offre. Cette nouvelle donne fait en sorte que si les agents de voyages n’innovent pas ou n’exploitent pas un créneau particulier, il leur sera difficile de subsister. »

Ainsi, ce ne sont plus les mêmes intermédiaires qui contrôlent le jeu de nos jours. « Dans le domaine de la musique, par exemple, nous parlons même de “réintermédiation”, explique Jacques Nantel. Traditionnellement, le disquaire était l’unique intermédiaire, alors qu’avec la numérisation, des acteurs comme iTunes permettent de n’acheter que certaines pièces musicales et de personnaliser sa collection. Amazon, Uber et Airbnb constituent aussi d’autres beaux exemples de réintermédiation. Dans un monde conventionnel, ces intermédiaires n’auraient pas pu exister, mais soutenus par les technologies, ils deviennent de redoutables adversaires. »

Dans la liste de ceux qui sont appelés à disparaître, il y a « le concessionnaire automobile, qui n’apporte, à mon avis, aucune valeur ajoutée en ce qui a trait à la vente de voitures, soutient M. Nantel. Il doit sa survie strictement au fait qu’il évolue dans une industrie hautement réglementée ». D’ailleurs, certains signes montrent que ce n’est qu’une question de temps avant que les choses ne changent, notamment avec l’arrivée de Tesla Motors sur le marché. Déjà, ce constructeur californien vend ses voitures électriques directement aux consommateurs et exclusivement sur Internet.

Pour assurer sa survie, l’intermédiaire doit donc plus que jamais offrir une plus-value réelle. Toutes les industries sont actuellement chamboulées par les technologies. Chaque jour, de nouveaux acteurs, les néo-intermédiaires, réinventent les pratiques et comblent des besoins que les « anciens » intermédiaires n’arrivent pas à satisfaire. Qui résistera alors à cette transformation ?

Conditions de survie

« Honnêtement, il est très difficile, voire presque impossible, de prédire qui survivra dans ce monde en continuelle mutation, poursuit Camille Grange. Je me fais toutefois du souci pour les petits, ceux qui ne sont pas capables d’innover ou qui n’en voient pas la nécessité. Il m’apparaît clair que les entreprises qui ne sauront pas s’adapter aux nouvelles réalités d’affaires, notamment en composant avec les nouvelles technologies, courront de grands risques. »

Seront aussi menacés les intermédiaires qui n’offrent pas de produits distinctifs, qui se limitent à informer leurs clients en leur lisant le mode d’emploi ou qui ne font pas preuve de souplesse. « En fait, l’intermédiaire qui sera incapable de résoudre facilement un problème, tant pour ses clients que pour ses fournisseurs, disparaîtra », affirme Mme Grange.

« Pour demeurer dans la course, il faudra jouer la carte de la différenciation, ajoute Danilo Dantas, professeur agrégé et spécialiste en marketing à HEC Montréal. Un consommateur n’a aucune raison d’acheter chez un détaillant qui se contente de tenir une salle d’exposition. Par contre, si ce dernier offre de petits extras comme une expérience client hors du commun, une expertise de pointe, un service d’entretien ou une garantie particulière, il y a de fortes chances qu’il réussisse à fidéliser des clients. Aujourd’hui, il faut plus que jamais se démarquer, miser sur des avantages distinctifs, ajouter de la valeur. Si un intermédiaire fait des choses qu’un consommateur peut très bien faire lui-même, personne ne voudra payer pour ses services. »

Ainsi, celui qui a l’ambition de devenir intermédiaire doit non seulement trouver une niche inexploitée mais aussi offrir un service qui simplifiera la vie de ses clients et optimisera leur expérience d’achat. Il devra également leur permettre de prendre rapidement la meilleure décision et leur proposer une application qui pourra aussi s’intégrer aux outils technologiques qu’ils utilisent déjà.

« Mais ces nouvelles pratiques entraînent inévitablement de très grands bouleversements, reconnaît Jacques Nantel. Je travaille actuellement avec un distributeur de meubles qui remet ses pratiques en question. Il songe à installer dans ses magasins des postes informatisés qui permettraient à ses clients de commander un produit. Par contre, il se demande que faire avec sa force de vente et, surtout, comment la rémunérer. Traditionnellement, dans le secteur du meuble, les vendeurs reçoivent une commission. Or, à qui cette dernière reviendra-t-elle si un client s’informe auprès d’un commis et achète ensuite à l’une de ces bornes ou sur le site Web du détaillant ? » D’où la nécessité de repenser ses stratégies d’affaires.

Quelques conseils

Dans un système en pleine mutation, personne n’est à l’abri d’une bourrasque. À tout moment, un néo-intermédiaire peut surgir et chambouler une industrie qui n’a rien vu venir. En pareil cas, que recommandent les experts ? « Les entreprises doivent développer une compréhension très fine des changements qui s’opèrent dans leur secteur d’activité et même à l’extérieur, conseille Jacques Nantel. Elles doivent mieux s’outiller, s’entourer d’experts compétents et concevoir de nouvelles façons de “lire” les marchés. »

Danilo Dantas s’interroge pour sa part sur l’inertie de certaines industries. « Pourquoi attendre d’être en danger pour innover ? déplore-t-il. Pourquoi n’est-ce pas les entreprises de taxi qui ont offert un meilleur service en donnant une bouteille d’eau, en améliorant la propreté de leur voiture, en mettant à la disposition de leurs clients une application mobile leur permettant d’appeler un taxi ? Pourquoi ont-ils attendu l’arrivée d’Uber, un acteur complètement extérieur à leur secteur, pour réagir ? Pendant que certaines entreprises se contentent de reproduire le modèle existant, de jeunes innovateurs en cernent les failles et le révolutionnent en misant sur les nouvelles technologies. Ils proposent ensuite un tout nouveau service qui vient corriger ces lacunes à meilleur prix. »

Non seulement ces jeunes loups sont mieux disposés à écouter les consommateurs mais leurs modèles d’affaires reposent entièrement sur leur implication dans la chaîne de valeur. « Des sites tels Airbnb, eBay et TripAdvisor ne connaîtraient pas un tel succès s’ils ne nous donnaient pas accès à l’évaluation des consommateurs, déclare Camille Grange. Ces plateformes proposent des outils qui augmentent la confiance des consommateurs et qui diminuent le risque de contracter. Voilà le type d’avantages qu’offrent aujourd’hui les nouveaux intermédiaires. »

« Les entreprises doivent oser davantage. Trop de sociétés québécoises et canadiennes se retrouvent actuellement tel un chevreuil au milieu de l’autoroute, déplore Jacques Nantel. Si elles restent ainsi tétanisées, il est clair qu’elles se feront écraser. Déjà, 55 % des achats en ligne réalisés par les Québécois sont effectués sur des sites étrangers. » Pourquoi ? « Parce que les détaillants canadiens n’ont pas pris avec sérieux le virage du commerce en ligne. Beaucoup n’ont pas encore réalisé que les marchés sont devenus internationaux et qu’ils ne seront plus jamais les mêmes sur le plan géographique. Par conséquent, nous commençons à exporter notre commerce de détail. Il y a quelques années, nous avons perdu du terrain sur le plan de la production, et voilà que nous exportons aussi notre consommation. »

Comment expliquer une telle inertie ? « Selon qu’elles sont québécoises ou canadiennes, les entreprises d’ici sont habituées d’investir en fonction d’un marché qui compte entre huit et trente millions d’habitants, précise Jacques Nantel. Les Américains, eux, négocient déjà dans un marché de 325 millions de personnes. Dès le départ, ils ont élaboré des plateformes Web destinées à joindre un grand nombre de consommateurs. Ils ont donc un net avantage sur les entreprises d’ici, car ils ont investi en conséquence, ce que les Canadiens n’ont pas fait parce qu’ils n’avaient pas l’habitude d’évoluer dans un univers aussi grand ou, pire encore, parce qu’ils n’en avaient pas les moyens. »


LIRE AUSSI: Dossier avenir du commerce de détail - La logistique, colonne vertébrale du commerce électronique


Pour Jacques Nantel, une évidence s’impose : « En matière de commerce électronique, nous avons littéralement perdu la première manche, affirme-t-il. Et si nous ne réagissons pas rapidement, la marche sera encore plus haute à monter. Très peu de nouveaux modèles de revenus émergent actuellement du Canada. En ce moment, on se fait royalement damer le pion en matière d’innovation. Nous avons bien quelques expériences en ligne intéressantes à présenter, comme celles de Canadian Tire, La Baie et Lululemon, mais je ne connais pas d’entreprise canadienne qui ait vraiment révolutionné son industrie. Les Amazon, Uber, Airbnb et iTunes viennent toutes des États-Unis ! »

« En raison de leur structure plus rigide et plus traditionnelle, certaines organisations ont parfois du mal à innover, constate Camille Grange. Pour contourner ce problème, beaucoup d’entreprises créent des entités parallèles auxquelles elles donnent carte blanche. Ces structures annexes ont le mandat de trouver de nouvelles idées et d’explorer de nouvelles avenues sans devoir subir les contraintes liées aux lourdeurs administratives. » L’adoption de telles pratiques permet de mieux voir venir les tempêtes et parfois même de les provoquer.

Toutefois, pour porter fruits, ces initiatives doivent être directement insufflées par les directions d’entreprise. Si une organisation n’a pas un leader qui promeut ces valeurs, il lui sera difficile d’oser, de sortir de sa zone de confort et de mettre en place des structures qui favoriseront l’émergence de nouvelles idées. Or, sans innovation, comment rester dans la course ?

De tout temps, les révolutions technologiques ont entraîné la disparition d’intermédiaires. « Le changement a toujours fait partie de l’évolution, soutient Danilo Dantas. À titre d’exemple, lorsque les rouleaux musicaux ont fait leur apparition, à la fin du xixe siècle, beaucoup ont décrété la mort de la musique. Dans les faits, seules les pratiques ont changé. Le besoin à satisfaire, soit écouter de la musique, est pour sa part demeuré bien intact. » Une leçon dont il faudrait peut-être se souvenir.

« Un intermédiaire, c’est un peu comme un virus en mutation : il doit évoluer constamment, conclut à la blague Jacques Nantel. À la différence qu’aujourd’hui, le facteur temps accélère tout incroyablement. Il faut donc demeurer alerte et faire preuve de vigilance. »