Article publié dans l'édition Printemps 2021 de Gestion

Les cadres intermédiaires sont les piliers d’un système intégré de gestion de la performance. Cependant, les réformes successives des dernières décennies ont fragilisé ce rôle névralgique. N’est-il pas temps de revaloriser la fonction de cadre intermédiaire afin que leurs titulaires puissent agir comme vecteurs d’amélioration et comme créateurs de sens pour les prestataires de soins et de services?

Toute réorganisation n’est pas forcément mauvaise et s’avère parfois même essentielle. Cependant, force est d’admettre que les nombreuses réformes qui ont ciblé le réseau québécois de la santé et des services sociaux au fil des ans n’ont pas nécessairement été concluantes1. La réforme amorcée par la création des centres de santé et de services sociaux (CSSS) en 2004, complétée en 2015 par l’intégration structurelle des organisations qui a donné naissance aux centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS) et aux centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux (CIUSSS), a fortement centralisé la prise de décisions aux mains d’un nombre de plus en plus réduit d’intervenants.

Par ailleurs, cette réforme a radicalement réduit les taux d’encadrement, notamment avec la mise à pied de centaines de cadres intermédiaires2, pourtant reconnus comme les piliers de la gestion de ce vaste système3. Résultat? Toutes ces transformations ont occasionné un grand manque d’agilité qui a nui à la capacité des organisations de s’ajuster aux changements inhérents à leur secteur.

Or, la pandémie de COVID-19 a exacerbé ces difficultés. En plus de ses effets dévastateurs sur la population, cette crise a mis en évidence les défaillances apparues au fil des réformes dans le système québécois de soins de santé et de services sociaux. En ce qui concerne le personnel, elle a aggravé les problèmes de santé au travail, notamment en raison des horaires de plus en plus exigeants et des risques supplémentaires associés au virus.

Cette crise a aussi contribué à la désarticulation des processus organisationnels. Ce chamboulement a fortement compliqué le travail des divers intervenants. On a maintenant recours à des moyens virtuels pour pallier l’absence de communication entre les acteurs du réseau. Malheureusement, il en résulte trop souvent des réunions interminables lors desquelles les participants n’ont d’autre choix que d’être passifs sous un déluge d’informations qui, dans son ensemble, est à faible valeur ajoutée pour eux.

Les cadres intermédiaires sous le radar

Parmi la multitude de problèmes aggravés par la pandémie, la réalité du travail des cadres intermédiaires est largement passée sous silence. Il s’agit pourtant d’une question cruciale. Premièrement, la détresse psychologique est prévalente parmi ce personnel4. Deuxièmement, au fil des réformes successives, le rôle stratégique des cadres intermédiaires a été fragilisé, alors que les exigences formulées par les organisations n’ont cessé de croître et que la gestion des équipes est devenue de plus en plus complexe.

La centralisation du pouvoir décisionnel est devenue une entrave à la gestion transversale. À l’origine basée sur une vision globale des trajectoires de soins, cette forme de gestion doit maintenant composer avec des comités de gestion qui se multiplient et dont les décisions doivent être approuvées par la haute direction. À la suite de ce processus qui prend du temps, chaque décision, généralement amendée, devient souvent caduque, car il s’avère impossible de la mettre en application en raison de l’évolution du contexte.

L’hypercentralisation a aussi diminué l’apport des cadres intermédiaires comme créateurs de sens. La taille des équipes a augmenté alors que le nombre de cadres intermédiaires a diminué. Ceux qui restent ont de moins en moins de latitude décisionnelle et doivent consacrer une grande partie de leur temps à résoudre des pépins administratifs (roulement et pénurie de personnel, erreurs de paye, gestion des listes de rappel, etc.) plutôt qu’à soutenir leurs équipes au quotidien.

Dans son grand classique de la littérature managériale, La Main visible des managers5, l’historien de l’économie américain Alfred D. Chandler a bien insisté sur l’importance des cadres intermédiaires. Dans une organisation dotée d’une culture de l’amélioration continue, ils jouent un rôle central. Ils agissent comme des courroies de transmission entre les employés sur le terrain et la haute direction. Ils permettent la libre circulation verticale de l’information (« cascade-escalade »), ce qui favorise la rapidité d’action6. D’en structurer les capacités d’amélioration. Il est un créateur de sens et agit comme un facilitateur au moyen de katas d’amélioration et de katas de coaching, ce qui facilite et accélère les échanges entre employés et gestionnaires7. Ceci permet de catalyser la gestion ascendante (bottom-up), favorisant ainsi l’agilité des équipes et des services, particulièrement cruciale en temps de crise.

La gestion intégrée de la performance

Depuis près de dix ans, de nombreux établissements de soins de santé québécois ont consacré des efforts considérables au déploiement de systèmes intégrés de gestion de la performance. Ces systèmes comportent un ensemble d’outils, de méthodes et de principes qui favorisent la cohérence, la bonne gestion quotidienne et l’amélioration dans les organisations du réseau8. Depuis le début de la pandémie de COVID-19, certains établissements hospitaliers au Canada9 et aux États-Unis ont tablé sur leur système de gestion pour mieux faire face à la crise. Malheureusement, dans d’autres établissements du même type, on a soit détourné, soit abandonné ces systèmes, parfois en raison de leur mise en œuvre inadéquate ou incomplète.

Plutôt que d’instrumentaliser les systèmes de gestion afin de renforcer l’agilité des équipes, la microgestion est alors devenue un modus operandi. Les multiples rencontres virtuelles ont eu pour effet de contourner le système de gestion plutôt que d’en assurer la pérennité. Bien que ces moyens virtuels puissent constituer une forme de gemba10, la présence sur le terrain et la microgestion sont loin de s’équivaloir. La tournée des gemba est d’abord et avant tout une façon, pour un dirigeant, d’écouter et de voir ce qui se passe sur le terrain pour ensuite éclairer et orienter la décision qui sera prise à un niveau hiérarchique supérieur. C’est le fondement de la démarche ascendante (bottom-up).

Les cadres intermédiaires sont les piliers d’un tel système. Comment faire, alors, pour revaloriser leur rôle? Il faut avant tout bien établir leurs responsabilités en ce qui a trait à l’atteinte des objectifs stratégiques des organisations, à la gestion du changement, à la résolution de problèmes et à l’autodétermination des équipes. À l’heure actuelle, une grande partie du rôle des cadres intermédiaires consiste à gérer le trafic d’information. Ils se font imposer des solutions pour lesquelles ils doivent rendre des comptes, mais la marge de manœuvre dont ils disposent pour bien les adapter au contexte de leurs équipes est faible.

Il est impératif de bien cartographier les processus décisionnels (et de bien diagnostiquer leurs problèmes) pour s’assurer qu’ils sont amorcés et menés à leur terme aux bons niveaux hiérarchiques et qu’ils offrent suffisamment de latitude aux cadres intermédiaires. Les systèmes intégrés de gestion de la performance comportent plusieurs outils qui peuvent faciliter cette pratique, notamment la fiche A3, les salles de pilotage, les stations visuelles et les tableaux de bord, les mêlées et les caucus quotidiens, les tournées des gemba, le kata d’amélioration et le kata de coaching, etc.

À cet égard, le rapport d’état est probablement l’outil tout désigné pour permettre ce réalignement. Élaboré aux États-Unis, il est de plus en plus utilisé dans de nombreuses organisations11. Il permet d’ouvrir un dialogue entre des personnes de niveaux hiérarchiques différents dans le but de catalyser la communication bidirectionnelle autour d’un échange d’information scripté qui permet de tenir compte de la réalité sur le terrain. Ainsi déployé à tous les niveaux hiérarchiques d’une organisation, le rapport d’état contribue à atténuer les tensions potentielles entre les employés et les gestionnaires tout en permettant aux cadres intermédiaires d’agir à titre de créateurs de sens pour leurs équipes respectives.

Attention, toutefois : le rapport d’état ne doit pas être utilisé comme outil de transmission d’ordres, sinon il devient contre-productif. Il ne représente pas une méthode grâce à laquelle un subalterne fait un compte rendu à son supérieur afin que celui-ci prenne ensuite des décisions. Il s’agit d’un échange bidirectionnel structuré lors duquel le supérieur écoute et pose des questions. Il en va de même pour les cadres intermédiaires, pour leurs équipes ainsi que pour les cadres supérieurs et leurs propres cadres intermédiaires. Le rapport d’état accélère la prise de décisions en créant un contexte où ces décisions peuvent s’appuyer sur ce qu’on observe sur le terrain.

Exacerbée par la crise de la COVID-19, la mise à mal du rôle des cadres intermédiaires au fil des réformes n’est pas sans conséquences pour la pérennité du réseau québécois de soins de santé et de services sociaux. La pandémie aura également mis en lumière l’inefficacité de la gestion autocratique centralisatrice ; le rythme de changement est trop élevé, il y a trop d’informations à considérer simultanément et il y a trop d’angles morts à l’extérieur du champ de vision des décideurs. Il en résulte un travail acharné mais qui manque de cohérence. À cet égard, il y a lieu de se questionner : le rôle des cadres intermédiaires n’a-t-il pas été un angle mort des réformes des dernières décennies? L’est-il encore? La main des cadres intermédiaires constitue un levier puissant pour faire face aux défis qui incombent à notre système de santé. Encore faut-il qu’elle ne soit pas invisible aux yeux des décideurs.


Notes

1 Voir à ce sujet le dossier « Santé – Un système de soins sous pression », gestion HEC Montréal, vol. 43, n° 3, automne 2018, p. 44-89 ; Contandriopoulos, D., Perroux, M., Brousselle, A., et Breton, M., analyse logique des effets prévisibles du projet de loi 10 et des avenues d’intervention souhaitables, mémoire sur le projet de loi 10, Loi modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régionales, 2014.

2 L’objectif n° 19 du plan stratégique 2015-2020 du MSSS sest traduit par la réduction de 1300 cadres en équivalents temps plein.

3 Bareil, C., « Les cadres face aux changements », Gestion HEC Montréal, vol. 34, n° 4, hiver 2010, p. 30-31.

4 Fleury, É., « Des cadres du réseau de la santé encore à bout de souffle » (article en ligne), Le Soleil, 6 janvier 2020.

5 Chandler, A. D., La Main visible des managers – Une analyse historique, Paris, Economica, 1988, 635 pages.

6 Moisan, L., Fournier, P.-L., Landry, S., et Lagacé, D., « Le pilotage en temps de pandémie » (article en ligne), Gestion HEC Montréal, 24 septembre 2020.

7 Dionne, C., et Landry, S., « Le savoir- être du coach : une dimension essentielle à la culture de l’amélioration continue », Gestion HEC Montréal, vol. 45, n° 1, printemps 2020, p. 40-45.

8 Jobin, M. H., et Lagacé, D., « La démarche Lean en santé et services sociaux au Québec : comment mesurer la maturité des établissements », Gestion HEC Montréal, vol. 39, n° 3, automne 2014, p. 116-127.

9 Moisan, L., Fournier, P.-L., Landry, S., et Lagacé, D., op. cit.

10 Le mot gemba est un terme japonais qui désigne l’endroit dans une organisation où la valeur ajoutée est créée, où les services sont offerts aux clients, où les biens sont produits, etc. Les cadres et les dirigeants peuvent faire une tournée des gemba. Ils se rendent alors sur le terrain ou sur les lieux de production des biens ou des services pour observer les activités qui s’y déroulent, pour aider et soutenir les employés, pour reconnaître le travail de tout un chacun et pour faire du coaching.

11 Moisan, L., Fournier, P.-L., Landry, S., et Lagacé, D., op. cit.