Article publié dans l'édition Printemps 2020 de Gestion

Ah! Les graphiques et les tableaux ! Ils meublent jusqu’à l’encombrer le quotidien des dirigeants et des gestionnaires. Souvent réalisés sans trop d’imagination, comme s’il suffisait d’aligner quelques colonnes pour traduire le sens profond des données, ces documents recèlent des richesses sous-exploitées et mènent parfois à de mauvaises décisions.

Disons d’emblée qu’on néglige l’exercice de la visualisation des données à ses risques et périls. « Son objectif consiste à attirer l’attention au bon endroit, explique Francis Gagnon, fondateur de Voilà, une entreprise spécialisée en design de l’information. C’est un langage qui traduit les données pour que les êtres humains les comprennent plus facilement. »


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Ce langage, c’est l’encodage. On le connaît bien, puisqu’on le voit souvent. Lors d’élections fédérales, par exemple, des graphiques affichent généralement le score des libéraux en rouge et celui des conservateurs en bleu foncé. L’encodage peut porter non seulement sur la couleur mais aussi sur tous les éléments visuels utilisés pour distinguer les données dans une présentation : forme, position, dimensions, etc.

Pour bien établir ce langage, il est utile de connaître certains modes de fonctionnement du cerveau humain. « L’œil perçoit des éléments, par exemple la longueur, plus précisément que d’autres, comme l’aire, explique Francis Gagnon.

On utilise donc souvent une rangée ou une colonne pour présenter les données qu’on veut mettre en évidence. Ensuite, on emploie les aires, les couleurs et d’autres éléments graphiques pour illustrer d’autres niveaux de données. » De la même manière, les couleurs inspirent des émotions qui peuvent varier selon les cultures1.

Une histoire à raconter

« La visualisation de l’information aide à discerner et à démontrer des tendances dans l’information », précise Santiago Salcido, qui a travaillé comme designer de l’information à Radio-Canada pendant près de sept ans avant de passer chez Element AI. « Ce langage trouve de nombreuses applications en gestion, en administration, en sciences, dans le domaine de la finance et dans les médias, par exemple. »

Salcido y a souvent eu recours pour appuyer le journalisme de données. Cette forme de journalisme consiste à croiser de grandes quantités de données afin d’en tirer des constats.

Pour rendre compréhensibles ces résultats et ces conclusions auprès du grand public, il faut trouver les bonnes façons de les illustrer. Il cite l’exemple d’une carte interactive2 à laquelle il a contribué lorsqu’il travaillait chez Radio-Canada, qui permet aux citoyens de consulter des données démographiques, économiques et sociales de plusieurs quartiers de Montréal selon les stations de métro.

On trouve aussi sur le site Internet du diffuseur public une illustration interactive de la variation du prix des actions des entreprises productrices et distributrices de cannabis au Canada depuis 2014. Cette présentation visuelle montre l’incidence, sur les rendements financiers de ces firmes en Bourse, des décisions politiques et juridiques concernant la légalisation de la marijuana.

« Il s’agit aussi de raconter une histoire. Pour faire en sorte que cette narration soit cohérente, il faut l’adapter au support sur lequel le public la regardera, ajoute Santiago Salcido. L’écran d’un téléphone intelligent, par exemple, est beaucoup plus petit que celui d’un ordinateur, alors que l’imprimé ne permet pas les mêmes interactions qu’un support électronique. »

Entre l’art et la science

La visualisation des données est la passion de Moritz Stefaner, fondateur de la firme truth and Beauty, qui la pratique en Europe depuis plus de 13 ans. Sur son site3, il affirme même qu’il la vit et la respire au quotidien ! Il a travaillé avec l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la FIFA, Skype et l’entreprise ferroviaire publique allemande Deutsche Bahn.

Selon lui, cet exercice se trouve à l’intersection de l’art et de la science. Il s’agit non seulement de rendre les données plus invitantes mais aussi de marquer les esprits afin qu’ils se souviennent de certains éléments importants.

« On ne doit pas seulement faire de beaux graphiques : on doit aussi inventer de nouveaux langages pour apprendre à partir des données et pour les faire parler dans un monde où les sources d’information abondent. »

D’après Moritz Stefaner, une bonne visualisation doit toujours présenter fidèlement les données et être intéressante d’un point de vue analytique, mais elle doit aussi être esthétique et stimulante à regarder. La beauté révélerait en fait la pertinence et le sens profond des données qu’on a trouvées et illustrerait leur complexité avec élégance.

Moritz Stefaner donne l’exemple de l’exercice auquel il s’est prêté avec l’indicateur du vivre mieux de l’OCDE. Cette organisation voulait élaborer un format visuel original et engageant pour comparer des pays en fonction de onze critères comme le logement, les revenus, l’éducation et la santé. Le résultat est saisissant4.

Chaque pays est représenté par une fleur dont chaque pétale traduit un critère. On peut sélectionner un ou plusieurs pétales selon l’importance accordée aux différents éléments retenus. L’illustration s’ajuste et montre le classement des pays en fonction d’un seul critère ou d’une combinaison de plusieurs d’entre eux. On est loin d’un graphique traditionnel.

« Il devient ainsi très facile d’explorer les données, même pour des personnes qui ne s’intéressent pas aux statistiques, explique Moritz Stefaner. L’OCDE a constaté qu’en changeant ses présentations, elle pouvait rejoindre beaucoup plus de gens et les toucher de manière plus significative. »

La qualité des données

La visualisation n’a pas pour seul rôle d’aider à comprendre les données ou de mieux les illustrer. Elle facilite aussi la prise de décisions dans les entreprises et dans les organisations. Elle peut également devenir un outil fort utile pour rallier des décideurs à un projet ou à un changement de stratégie, voire pour obtenir du financement.

Lorsqu’il s’agit de convaincre, une image vaut encore mille mots de nos jours. Pour être efficace, la visualisation doit toutefois reposer sur des données de qualité. Malheureusement, on néglige souvent cet aspect. « Il faut absolument vérifier les données avant de les utiliser, car une bonne visualisation basée sur de mauvaises données mènera à de mauvaises décisions », prévient Francis Gagnon.

La première étape d’un virage vers une visualisation plus poussée consiste donc à revoir ou à amorcer un processus de gestion des données. Une fonctionnaire d’un organisme public québécois qui compte plus de 75 000 usagers connaît bien ce défi.

Préférant conserver l’anonymat, elle raconte que son organisation effectue présentement un virage vers une culture des données : « nous nous sommes aperçus que nos données, fort nombreuses, servaient assez peu à soutenir la prise de décisions, admet-elle.

Elles étaient surtout utilisées dans des documents de reddition de comptes, par exemple dans les rapports annuels. Cependant, pour les utiliser de manière plus intensive, il faudra d’abord les trier, en contrôler la valeur et en revoir la gestion, ce qui prendra du temps. »

Cette fonctionnaire a suivi une formation en visualisation de données. « Grâce aux données récoltées, nous apprenons à mieux connaître nos usagers et à les faire découvrir à nos gestionnaires, dit-elle. Nous utilisons ces visuels pour ouvrir des dialogues et non pour tirer des conclusions. C’est un outil de plus pour prendre de meilleures décisions, basées sur le bien-être de nos usagers. »

La visualisation doit non seulement reposer sur des données de qualité mais aussi les mettre en perspective de façon judicieuse afin d’offrir l’information qui compte à ceux qui y ont recours.

« Par exemple, que dit vraiment un graphique qui affiche une croissance de 5 % ? demande Francis Gagnon. Si c’est le PIB du Québec, c’est plutôt positif. Mais si on parle d’une compagnie en pleine croissance, ça l’est pas mal moins. La visualisation doit rapidement traduire la signification des données. »

Gagnon donne l’exemple d’un récent graphique du magazine Fortune5 qui présentait le nombre de femmes PDG dans les entreprises du Fortune 500 en 2019 (voir le graphique ci-dessus). La présentation des éléments donnait l’impression d’une forte augmentation entre 2018 et 2019, mais l’échelle faussait les perceptions.

Dans les faits, il n’y a eu que neuf femmes PDG de plus que l’année précédente, soit 33 sur 500. Si le graphique avait été à l’échelle des 500 compagnies, on aurait vu que la variation était marginale. Les femmes ont représenté seulement 6,6 % des PDG en 2019, contre 4,8 % l’année d’avant.

Des perspectives originales

Le langage des données pourrait par ailleurs évoluer dans des directions étonnantes. « Avec un collègue, j’étudie l’utilisation de la nourriture et de ses aspects, par exemple la couleur, le goût, l’odeur et la nutrition, comme vecteurs de représentation des données6 », confie Moritz Stefaner.


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Que goûterait une pizza dont les ingrédients refléteraient les origines ethniques de la population d’une ville ou encore une soupe de poisson cuisinée exclusivement avec le produit de la pêche locale? D’autres personnes réfléchissent quant à elles à la sonorisation des données. Bref, les possibilités sont infinies.

« Je crois que, trop souvent, la visualisation ne sert qu’à décorer les données, conclut-il. On en sous-estime le potentiel, que ce soit dans les entreprises ou dans les organisations publiques. Mais ça commence à changer. »


Notes

1 Par exemple, le blanc, associé à la pureté en Occident, symbolise la mort et le deuil en Chine et au Japon.

2 « Les 68 stations de métro de Montréal vues autrement », article et graphiques publiés sur le site Internet de Radio-Canada.

3 truth-and-beauty.net.

4 « Comment va la vie? Votre indicateur du vivre mieux », Organisation de coopération et de développement économiques, 2017.

5 « The Fortune 500 has more female CEOs than ever before » (article en ligne), Fortune, 16 mai 2019.

6 Il s’agit du projet Data Cuisine (data-cuisine.net).