Article publié dans l'édition Printemps 2022 de Gestion

De nombreuses entreprises ont à leur tête des dirigeants au profil singulier. Mais quels sont les défis que doivent affronter ces leaders qui viennent d’ailleurs, qui parlent une autre langue ou qui sont issus d’une autre culture? Tour d'horizon du phénomène.

Brian Hannasch, Michael Sabia[1], Michael Rousseau : qu’ont en commun ces figures bien connues du monde des affaires? Tous pourraient être considérés, en raison de leurs origines, linguistiques notamment, comme des PDG «étrangers» au Québec. Or, occuper le sommet de l’échelle hiérarchique d’une organisation lorsqu’on est perçu comme un dirigeant qui a un profil différent de celui qu’on remarque habituellement peut s’avérer compliqué. Car ce qu’on appelle le «désavantage lié à l’origine» (ou liability of foreignness en anglais) est bien réel, en particulier au Québec où se manifeste un caractère identitaire très fort. Que faut-il savoir de ce phénomène? De quelle façon ces PDG peuvent-ils contourner ou atténuer les obstacles afin de relever les défis qui pèsent sur eux?

À son arrivée dans une société d’accueil, un président-directeur général d’origine étrangère se heurte à un réel désavantage. Il doit apprendre à agir stratégiquement afin d’être accepté par les parties prenantes locales et devenir un acteur légitime dans l’industrie de son nouveau lieu de résidence.

Pourquoi l’origine d’un PDG revêt-elle une telle importance? D’abord parce que celui-ci est investi d’une responsabilité particulière et occupe une fonction unique au sein d’une entreprise. Il en définit la mission et la vision, tout en façonnant la culture organisationnelle à l’image de ses valeurs et de sa propre personnalité. Il lui revient également d’entretenir de bonnes relations avec les différents acteurs externes à l’entreprise et de projeter une image positive de celle-ci dans la société. Compte tenu du rôle et de l’influence de ce maître d’œuvre, il apparaît donc essentiel de mieux comprendre en quoi son statut singulier peut lui nuire.

Qu’est-ce qu’un PDG étranger?

On peut généralement définir un PDG comme étant étranger lorsque ce dernier est né à l’extérieur du pays dans lequel se trouve l’entreprise qu’il dirige. Cela inclut les personnes ayant immigré au Québec plus tôt dans leur vie. Jean-Marc Eustache, ancien PDG de Transat, né en Algérie d’un père français et d’une mère italienne, en est un exemple. On peut aussi penser à un chef d’entreprise arrivant de l’étranger pour diriger une société québécoise, comme l’Américain Robert Card, ancien PDG de SNC-Lavalin.

La définition d’un PDG étranger devient cependant plus ambiguë lorsqu’on s’intéresse au Québec, du fait de certaines spécificités liées à sa culture et à son histoire. Ainsi, un PDG qui est né ou qui a résidé dans une autre province du Canada pourra être perçu ou qualifié d’«étranger» alors même qu’il est citoyen canadien. Michael Sabia, qui a longtemps été à la tête de la Caisse de dépôt et placement du Québec, était identifié comme un Ontarien, et ce, même s’il résidait au Québec.

La langue parlée peut aussi faire d’un président-directeur général canadien, ou même anglo-québécois, un «étranger». On peut à cet égard se rappeler le débat suscité en 2021 entourant l’unilinguisme du grand patron d’Air Canada, Michael Rousseau.

Pour résumer, l’utilisation de l’appellation PDG étranger fait référence à un grand patron d’une entreprise québécoise – dont le siège social est au Québec – qui appartient à une identité nationale, infranationale, ethnoculturelle ou linguistique différente de l’identité québécoise francophone majoritaire.

Quelques chiffres

Voici les résultats d’une analyse portant sur un échantillon de PDG à la tête des 100 plus grandes entreprises qui avaient leur siège social au Québec entre 2008 et 2019.

  • Parmi tous les chefs d’entreprise, environ 20% sont nés à l’extérieur du Canada et environ 7% sont des Canadiens nés hors Québec.
  • Autour de 17% des PDG n’ont aucune compétence en français. Près de la moitié des dirigeants canadiens nés dans une autre province que le Québec ne maîtrisent pas le français et environ les deux tiers des grands patrons nés à l’extérieur du Canada ont peu de compétences dans cette langue.

Des enjeux complexes

On peut répertorier trois grands types de désavantages liés à l’origine. Premièrement, un PDG étranger est généralement plongé dans une plus grande incertitude. Celle-ci provient d’un manque de connaissance du marché, des entreprises et des réseaux d’affaires locaux. Lorsque sa langue maternelle n’est pas celle de la majorité, ce patron risque aussi d’avoir du mal à communiquer, à exposer ses idées et ses projets auprès des différents acteurs locaux. En raison de son héritage socioculturel, entre autres, un PDG venu d'ailleurs peut également s’adapter plus difficilement aux pratiques managériales, aux normes et aux valeurs qui ont cours au Québec.

Deuxièmement, des biais intergroupes sont à l’œuvre. Par exemple, les acteurs locaux peuvent plus facilement douter de la loyauté ou de l’engagement d’un chef d’entreprise né ailleurs ou ne maîtrisant pas le français. Ainsi, ils peuvent craindre que cette personne d’autorité, sans lien affectif avec le pays ou la région dans laquelle elle travaille, prenne des décisions défavorables à l’environnement local, comme celle de relocaliser l’usine ou le siège social de l’entreprise.

On note une certaine méfiance vis-à-vis des PDG qui parlent peu ou pas du tout le français, ceux-ci étant perçus comme une menace pour la langue commune. Cette méfiance peut aussi s’accompagner d’une remise en question de leurs compétences. Les non-francophones qui se trouvent à la tête de fleurons québécois risquent par ailleurs d’être plus souvent mis sous les projecteurs ou tenus responsables des erreurs et des mauvais résultats de leur entreprise que leurs collègues locaux. Les PDG devront manœuvrer stratégiquement afin de limiter les idées préconçues à leur endroit et de s’intégrer rapidement dans le milieu d’affaires québécois, le fameux Québec inc.

Troisièmement, ces PDG font face à certaines difficultés dès leur arrivée au Québec. Ils doivent comprendre et s’adapter à un nouveau système politique et légal, en plus de consacrer du temps et des efforts à l’apprentissage du français s’ils ne le maîtrisent pas déjà. Certains tabous et préjugés entourent d’ailleurs les différences ethnoculturelles, ce qui peut créer un désavantage lié à l’origine plus subtil ou latent.

Heureusement, le statut de PDG étranger présente aussi certains avantages. Parce qu’ils viennent d’ailleurs ou ont un bagage ethnoculturel différent, ils posent un regard neuf sur l’entreprise dont ils prendront les rênes. Ils ont une vision tout autre des problèmes à résoudre et des solutions à adopter. Bref, ils réussissent à être plus innovants au sens large du terme. Ils peuvent aussi être mieux à même de répondre aux attentes d’une clientèle multiculturelle. Ces leaders qui possèdent une expérience internationale peuvent finalement ouvrir de nouvelles portes à leur entreprise, du fait qu’ils sont en mesure de déployer un vaste réseau d’affaires constitué à l’étranger.

Des stratégies d’atténuation

Oui, il existe des désavantages liés à l’origine, comme nous l’avons vu précédemment, mais il est toutefois possible de développer des stratégies afin d’atténuer leurs effets indésirables. Ainsi, mettre en œuvre des stratégies d’engagement aide à augmenter la légitimité du haut dirigeant et à favoriser la coopération entre lui et les acteurs locaux. Le réseautage et la création de partenariats constituent ainsi des pratiques efficaces d’atténuation. Un engagement profond – et pas juste pour la forme – en matière de responsabilité sociale permettra au PDG d’être perçu comme une personne authentique et sincère, ce qui l’aidera du même coup à gagner la confiance de ses employés et de la communauté.

Dans les faits, tout un éventail de méthodes d’atténuation s’offre à ces leaders. Par exemple, certains PDG essaient d’en faire plus que leurs collègues locaux, mettant l’accent sur la performance. L’Ontarien George Cope, ancien PDG de BCE, a misé sur l’augmentation de la valeur de l’entreprise et sur la maximisation du retour aux actionnaires, terminant sa carrière dans cette société avec un bilan de haute performance. D’autres présenteront leurs différences comme des avantages concurrentiels.

Adopter les valeurs québécoises et apprendre le français est une approche simple et souvent gagnante. Michael Sabia a beaucoup travaillé sur sa maîtrise du français et son réseautage avec le milieu des affaires québécois. Il a aussi soutenu des projets d’investissement dont les retombées économiques ont été importantes pour le Québec. Il s’est finalement assuré d’avoir une présence fréquente dans les médias afin de réduire la distance perçue par la population. Même s’il a essuyé plusieurs critiques durant son mandat, il n’en reste pas moins que sa stratégie d’engagement a porté ses fruits.

Le type d’entreprise que le PDG est appelé à diriger a également une influence considérable : les acteurs locaux peuvent voir d’un mauvais œil les nominations de grands patrons étrangers à la tête de sociétés d’État ou d’entreprises à haute valeur symbolique.

Si le désavantage lié à l’origine est particulièrement intéressant à étudier au Québec, il ne faut surtout pas croire que celui-ci n’existe que dans la Belle Province. Le Québécois Alexandre Pelletier-Normand, PDG de l’entreprise finlandaise Rovio, pourrait certainement en témoigner.

Bien que ce phénomène comporte son lot de défis, il n’en reste pas moins que les PDG étrangers peuvent réussir, au moyen de stratégies simples, à faire valoir leurs compétences et leurs connaissances, souvent uniques, contribuant ainsi au développement de l’entreprise, mais aussi de la société d’accueil.


Note

[1] Nous faisons ici référence à la période durant laquelle Michael Sabia dirigeait la Caisse de dépôt et placement du Québec (2009-2020).