Qui se cache derrière ces héros du capitalisme moderne?

N'eût été la vigilance ou les remords de Sherron Watkins, la vice-présidente du développement des affaires de la défunte entreprise Enron, combien de temps les criminels à cravates à la tête de ce fleuron du capitalisme auraient-ils fraudé les actionnaires de l'entreprise, les employés et le gouvernement américain? Peu importe la motivation de la dirigeante à dénoncer le maquillage des comptes de son entreprise et de son employeur, la dénonciation d'une situation irrégulière, voire même criminelle, au sein d'une entreprise ou d'une organisation n'en demeure pas moins pour autant un geste qui demande une bonne dose de courage. Car, et le cas d'Enron l'a prouvé à la dure, il est évidemment questions de gros sous, mais aussi de la sécurité financière de dizaines de milliers d'employés et de membres de leurs familles qui, du fait de la malversation de la haute direction, fut compromise, voire réduite à néant...

Saluons donc le courage de Sherron Watkins et de centaines d'autres lanceurs d'alerte (whistleblowers, en anglais), tels Jeffrey Wigand, incarné par l'acteur australien Russell Crowe dans le film The Insider (1999)¹, qui se sont élevés contre les pratiques malhonnêtes et illégales de leur employeur. Mais, qui sont au juste ces personnes? Pourquoi prennent-elles tous ces risques, parfois au péril de leur vie, pour dénoncer ces pratiques?

Un portait-robot difficile à établir

Comme on peut s'y attendre, il demeure excessivement difficile d'établir un profil type du lanceur d'alerte. Toutefois, certaines avancées ont été réalisées au cours des dernières années, permettant de mieux connaître un tant soit peu les traits de caractère pouvant prédisposer à dénoncer la malversation. Ainsi, Brita Bjørkelo, Ståle Einarsen et Stig Berge Matthiesen, dans leur étude² menée sur ce sujet précis, ont établi que les lanceurs d'alertes présentaient des traits forts relatifs à l'extraversion, à la dominance sur les autres dans les relations personnelles, et, à l'inverse, un degré peu élevé d'agréabilité. Pour les auteurs, les deux premières caractéristiques sont surtout le fait d'employés proactifs et ouverts au changement, des conditions qui apparaissent essentielles à la délation de situations non conformes. Quant au degré relativement bas d'agréabilité, il traduirait le fait qu'un employé voulant dénoncer une telle situation fera peu de cas du consensus existant au sein de l'organisation et n'hésitera pas à lancer un pavé dans la mare, s'il le faut.

Éloignons-nous un instant de la perspective des traits de la personnalité. Y aurait-il alors certaines caractéristiques sociodémographiques qui prédisposeraient davantage à la dénonciation? Dans une étude³ menée dans le contexte australien, les professeurs Cassematis et Wortley en arrivent à la large conclusion que les lanceurs d'alerte ne peuvent être rattachés à un genre, à une tranche d'âge ou à une position hiérarchique quelconque. De plus, ils ne sont ni plus ni moins attachés à l'organisation que les employés qui tolèrent des malversations. En somme, concluent les universitaires, « les dénonciateurs sont des employés normaux qui se trouvent au mauvais endroit au mauvais moment et qui, de bonne foi, essaient d'aider leur propre cause et celle de leur organisation en rapportant des méfaits. » (notre traduction)

Le courage du moment

L'étude des professeurs Cassematis et Wortley nous apprend toutefois que les lanceurs d'alerte passent à l'action lorsqu'ils perçoivent l'ampleur de la faute commise et qu'à partir de ce moment, ils deviennent généralement insensibles aux éventuelles représailles qui pourraient survenir à la suite d'une dénonciation. De fait, comme bien des personnes qui ont surgi à travers l'Histoire et se sont inscrits dans les pages de cette dernière alors que rien ne les prédestinaient à la chose, les lanceurs d'alerte de demain sont peut-être aujourd'hui assis à vos côtés, accomplissant leurs tâches sans demander leur reste. Ne suffira alors qu'une situation inacceptable pour qu'ils se révèlent comme tel, et que les héros se lèvent!


¹ Jeffrey Wigand dénoncera la pratique de son employeur, Brown & Williamson, consistant à ajouter des substances addictives à ses produits du tabac.

² Bjørkelo, B., Einarsen, S., & Matthiesen, S. B. (2010). Predicting proactive behaviour at work: Exploring the role of personality as an antecedent of whistleblowing behaviour. Journal of Occupational and Organizational Psychology, 83(2), 371-394.
³ Cassematis, P. G., & Wortley, R. (2013). Prediction of whistleblowing or non-reporting observation: The role of personal and situational factors. Journal of business ethics, 117(3), 615-634.