L’alléchant marché de la conformité ESG suscite des convoitises
2025-02-27

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2025-03-20
L’alléchant marché de la conformité ESG suscite des convoitises
Stratégie , Développement durable

Le marché de la vérification ESG explose dans plusieurs parties du monde. Traditionnellement, la vérification financière était la chasse gardée des comptables. Ce monopole doit-il s’étendre à l’audit d’informations non financières?
En 2022, la quasi-totalité des grandes entreprises canadiennes cotées en Bourse divulguait des informations environnementales, sociales et de gouvernance (ESG), selon un rapport de la Fédération internationale des comptables (IFAC). Plus de 60% de ces entreprises retenaient les services d’une firme de vérification pour assurer la crédibilité de leurs données. Par contraste, moins d’un quart le faisait aux États-Unis.
À mesure que les gouvernements adoptent de nouvelles lois et normes de conformité ESG et que les exigences des investisseurs augmentent par rapport à ce type d’information, les entreprises sont de plus en plus nombreuses à faire vérifier leurs rapports ESG par des auditeurs indépendants. Le potentiel de ce marché explose, et ça tombe bien pour les cabinets d’experts-comptables.
«Les technologies basées sur l’intelligence artificielle diminuent radicalement le temps consacré aux audits financiers; or, le modèle d’affaires des cabinets comptables repose sur la facturation horaire, rappelle Julien Le Maux, professeur titulaire au Département de sciences comptables de HEC Montréal. Pour ces derniers, qui recherchent de nouvelles sources de revenus, le marché de la certification ESG devient alors très alléchant.»
Les entreprises ont souvent le réflexe de confier leurs audits ESG aux firmes comptables, qui leur fournissent déjà des services de vérification financière. Pourtant, l’idée selon laquelle ces professionnels devraient avoir la mainmise sur la vérification ESG n’est pas évidente pour tous. D’autres professionnels comme des spécialistes des sciences de l’environnement, des ingénieurs, des avocats ou encore des météorologues s’estiment plus compétents que des comptables pour assurer l’exactitude des données ESG.
Certains vont même jusqu’à dire que les comptables sont plutôt mal placés pour réaliser ce type d’exercice. «L’audit ESG est totalement différent de l’audit financier, et les comptables ne sont pas formés pour le faire, croit Julien Le Maux. Ils ne savent pas comment calculer des émissions de gaz à effet de serre, détecter des impacts sur la biodiversité ou évaluer le respect des relations de travail. Ce n’est pas leur métier.»
Une nouvelle profession en France
Faudrait-il donc ouvrir le marché de la vérification ESG à d’autres professionnels? La France a tranché en ce sens en permettant aux professionnels qui suivent une formation spécifique de 90 heures et qui obtiennent une accréditation de la Haute autorité de l’audit (H2A) de réaliser ce type d’activité. Elle a aussi créé le titre d’auditeur de durabilité.
La création même de la H2A témoigne d’un changement de paradigme. En janvier 2024, l’organisme a remplacé le Haut conseil du commissariat aux comptes (H3C). «Le H3C supervisait seulement les commissaires aux comptes1, donc une profession, alors que la H2A supervise maintenant l’audit, sans égards à la personne qui exerce cette activité», souligne Marie-Anne Frison-Roche, professeure agrégée des Facultés de droit et fondatrice de l’École européenne de droit de la régulation et de la compliance.
Depuis le 1er janvier 2024, environ 6000 entreprises françaises doivent divulguer des informations au sujet de la durabilité dans leurs rapports de gestion. Une entité indépendante doit ensuite les vérifier. Cela découle de la Directive relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (directive CSRD), adoptée par l’Union européenne en novembre 2022.
Celle-ci donne un élan au marché de l’audit ESG dans toute l’Union européenne, où plus de 50 000 entreprises sont concernées. C’est environ cinq fois plus qu’avant la publication de la directive. La Commission européenne estime que les revenus annuels tirés de la vérification ESG valent déjà entre 4 et 8 milliards de dollars américains. Et, bien que des pays comme la France ouvrent la porte à des professionnels de différentes disciplines, les cabinets comptables gardent pour l’instant la position de tête.
«Puisqu’elles réalisent déjà les audits financiers, les firmes comptables se croient bien placées pour effectuer aussi les vérifications non financières, avance Marie-Anne Frison-Roche. Elles estiment en outre, avec raison, que les grosses entreprises jugeront plus simple de confier leurs audits ESG à leurs auditeurs financiers.»
Les cabinets comptables français se voient donc comme les premiers bénéficiaires de ce nouveau marché. Ils n’ont pas tort. En septembre 2024, la H2A avait accrédité 661 commissaires aux comptes (des comptables), contre huit auditeurs de durabilité et quatre organismes indépendants.
Marie-Anne Frison-Roche n’est pas surprise. Elle estime que les grands cabinets comptables, qui connaissent déjà la mécanique de la vérification financière, ont les moyens d’aller chercher rapidement les compétences nécessaires pour faire de l’audit ESG. Elle donne l’exemple de la firme EY, qui consacre une équipe de 200 personnes en France à la préparation de cette nouvelle activité.
«La France avait beaucoup insisté, dans l’Union européenne, pour que les cabinets d’avocats puissent eux aussi faire de la vérification ESG, mais le coût d’entrée dans ce marché, pour ce qui est de la formation et de l’acquisition de compétences, est beaucoup plus élevé pour eux, puisqu’ils ne font pas de vérification financière», affirme Marie-Anne Frison-Roche.
Collaborer plutôt que lutter
Pour la professeure, l’élan insufflé par l’adoption de la directive CSRD invite surtout les professionnels, entre autres ceux du droit et de la comptabilité, à intensifier leur coopération. Un mouvement qui est déjà en marche au Québec, selon Me Marie-Christine Valois. Cette avocate spécialisée en droit des sociétés et en droit commercial chez Fasken conseille notamment les entreprises sur la gestion de leur divulgation ESG.
«Dans un audit ESG, il y a des éléments financiers qui relèvent d’un cabinet comptable, comme l’impact des changements climatiques sur la valeur des actifs et la performance financière, explique-t-elle. Cependant, il y a plusieurs aspects de conformité aux lois qui relèvent des avocats.»
Ainsi, elle indique que les avocats sont désormais en discussion continuelle avec les auditeurs des cabinets comptables lorsqu’ils servent des clients communs. «Nos expertises fondamentales sont très différentes, mais très complémentaires», souligne l’avocate. Pour elle, il s’agit moins de se battre pour un nouveau marché que de trouver les meilleurs moyens d’accompagner ensemble les entreprises sur un sujet devenu central et hautement stratégique.
Les comptables et les avocats restent donc au cœur de la nouvelle mission de vérification ESG, mais ces cabinets doivent souvent collaborer avec des firmes externes qui ont des connaissances plus pointues, par exemple sur la mesure quantitative de certains facteurs environnementaux. Même à l’interne, ils comptent sur un nombre croissant d’experts recrutés par l’entremise d’acquisitions de cabinets-conseils ou de programmes d’embauche.
«J’entrevois d’excellentes occasions pour que les cabinets comptables se dotent d’effectifs possédant les connaissances et l’expertise en matière de vérification de données qualitatives et quantitatives ayant trait aux facteurs ESG, évalue Paul Sauvé, bachelier en ingénierie et conseiller principal en performance environnementale à Hydro-Québec. Des ingénieurs, des biologistes, des avocats ou d’autres professionnels reconnus pourront y contribuer dans une approche multidisciplinaire.»
Dans la même veine, l’essor de la vérification ESG ne représente pas seulement un marché lucratif pour les cabinets. Il recèle aussi de nouvelles perspectives de carrière. «Ces exigences de divulgation offrent des occasions d’emploi et de développement pour les jeunes professionnels, qui pourront évoluer dans un milieu de la vérification ESG très multidisciplinaire», poursuit Paul Sauvé.
Un dossier chaud
Reste à savoir comment la société serait le mieux servie, ce qui représente après tout l’un des objectifs fondamentaux de la divulgation ESG. Déjà, deux écoles de pensée s’affrontent au sujet du contenu de ces rapports. «Plusieurs pays, dont le Canada, le Royaume-Uni, l’Australie et le Brésil, entendent se baser sur les nouvelles normes de l’International Sustainability Standards Board (ISSB), tandis que l’Europe se dirige plutôt vers le CSRD, note Me Valois. Quant aux États-Unis, le mystère demeure.»
Les différences ne sont pas anodines. Ainsi, les normes de l’ISSB proposent de choisir les informations ESG à divulguer en fonction du critère de matérialité simple. L’entreprise doit alors déterminer si cette information peut influencer les décisions des investisseurs, des créanciers ou des actionnaires. L’approche européenne privilégie plutôt la double matérialité, c’est-à-dire qu’elle prend aussi en compte les effets des activités d’une entreprise sur la société et l’environnement dans la sélection des données ESG à diffuser.
La divulgation des informations ESG peut en outre devenir hautement politique et conflictuelle. Aux États-Unis, la Securities and Exchange Commission (SEC) a finalement dû adopter une version définitive beaucoup plus modeste que prévu de sa règle qui exige que les entreprises rapportent les données liées aux risques climatiques susceptibles d’affecter leur valeur ou leur performance financière. Elle a ainsi abandonné la divulgation des émissions de portée 3, c’est-à-dire celles que les fournisseurs ou les clients d’une entreprise génèrent.
Malgré tout, cette règle est fortement contestée et fait l’objet de poursuites, engagées par pas moins de 25 États américains. Au Canada, le chef du Parti conservateur, Pierre Poilievre, a été filmé en 2023 alors qu’il qualifiait l’ESG d’«ordure» (garbage), ce qui montre bien que le retour de bâton contre l’ESG n’est pas qu’une lubie américaine.
Toutefois, le mouvement vers une divulgation ESG plus exigeante et mieux structurée ne semble pas en voie d’être arrêté. Julien Le Maux espère que la formation des comptables sera mise à jour et contiendra beaucoup plus d’éléments permettant d’augmenter la compétence de ces professionnels dans la divulgation ESG.
Il croit cependant qu’il faut résister à l’idée de confiner les audits ESG dans les cabinets comptables. «Ces vérifications concernent de nouvelles informations, différentes des données financières, fait-il valoir. Ce serait donc normal de voir apparaître de nouvelles expertises pour les certifier. Avoir de la concurrence dans un marché émergent comme celui-là ne peut que faire du bien.»
Article publié dans l’édition Printemps 2025 de Gestion
Note
1 - En France, le commissaire aux comptes est un expert-comptable qui effectue des vérifications financières.
Stratégie , Développement durable